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savais ni coudre ni coiffer ; on me faisait tirer de l’eau au puits et plumer la volaille, cela m’ennuyait. Je quittai l’endroit, croyant être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre et de paresseuse. Mon vieux médecin était mort. On me chassa de maison en maison, et, après avoir été l’enfant chéri de tout le monde, je dus quitter le pays comme j’y étais venue, en mendiant mon pain ; mais j’étais plus misérable qu’avant. J’avais pris le goût d’être heureuse, et on me donnait si peu que j’avais à peine de quoi manger. On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me disait : Va travailler, grande fainéante, c’est une honte à ton âge de courir les chemins quand on peut épierrer les champs à six sous par jour.

Alors je fis la boiteuse pour donner à croire que je ne pouvais pas travailler ; on trouva que j’étais encore trop forte pour ne rien faire, et je dus me rappeler le temps où tout le monde avait pitié de moi, parce que j’étais idiote. Je sus retrouver l’air que j’avais dans ce temps-là, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencèrent à pleuvoir dans ma besace. C’est comme cela que je cours depuis une quarantaine d’années, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d’argent me donnent du fromage, des fruits et du pain plus que je n’en peux porter. Avec ce que j’ai de trop pour moi, j’élève des poulets que j’envoie au marché et qui me rapportent gros. J’ai une bonne maison dans un village où je vais te conduire. Le pays est malheureux, mais les habitans ne le sont pas. jNous sommes tous mendians et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournée dans un endroit où les autres sont convenus de ne pas aller ce jour-là. Comme ça, chacun fait ses affaires comme il veut ; mais personne ne les fait aussi bien que moi, car je m’entends mieux que personne à paraître incapable de gagner ma vie.

— Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue capable de parler comme vous faites.

— Oui, oui, reprit la Gatiche en riant, tu as voulu m’attraper et m’effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou, pour avoir du pain. Moi, je faisais semblant d’avoir peur, mais je te reconnaissais bien et je me disais : Voilà un pauvre gars qui viendra quelque jour à Oursines-les-Bois, et qui sera bien content de manger ma soupe.

En devisant ainsi, Emmi et la Catiche arrivèrent à Oursines-les-Bois, c’était le nom de l’endroit où demeurait la fausse idiote et qu’Emmi avait déjà vu.

il n’y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux