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une champie, elle n’avait pas de famille, elle n’a pas laissé d’héritier ; elle te donne son bien, non pas pour te remercier d’avoir fait quelque chose de mal, mais au contraire parce que tu lui as pardonné celui qu’elle voulait te faire. J’estime donc que c’est pour toi un héritage bien acquis, et qu’en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa vie. Je ne veux pas te cacher qu’avec le revenu que je te servirai, tu as le moyen de ne pas travailler beaucoup ; mais si tu es, comme je le crois, un vrai bon sujet, tu continueras à travailler de tout ton cœur, comme si tu n’avais rien.

— Je ferai comme vous me conseillez, répondit Emmi. Je ne demande qu’à rester avec vous et à suivre vos counnandemens.

Le brave garçon n’eut point à se repentir de la confiance et de l’amitié qu’il sentait pour son maître. Celui-ci le regarda toujours comme son fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en âge d’homme, il épousa une des petites-filles du vieux bûcheron, et, comme il n’avait pas touché à son capital, que les intérêts de chaque année avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa femme était jolie, courageuse et bonne ; on faisait grand cas, dans tout le pays, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis quelque savoir et montrait beaucoup d’intelligence dans sa partie, le propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son garde-général et lui fit bâtir une jolie maison dans le plus bel endroit de la vieille futaie, tout auprès du chêne parlant.

La prédiction du père Vincent s’était facilement réalisée. Emmi était devenu trop grand pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait refait tant d’écorce que la logette s’était presque refermée. Quand Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à fait, il écrivit avec une pointe d’acier, sur une plaque de cuivre, son nom, la date de son séjour dans l’arbre et les principales circonstances de son histoire, avec cette prière à la fin : « Feu du ciel et vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux chêne. Faites qu’il voie encore grandir mes petits-enfans et leurs descendans aussi. Vieux chêne qui m’as parlé, dis-leur aussi quelquefois une bonne parole pour qu’ils te respectent et pour qu’ils t’aiment toujours comme je t’ai aimé. »

Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux où il avait longtemps dormi et songé.

La fente s’est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre, et l’arbre vit toujours. Il ne parle plus, ou, s’il parle, il n’y a plus d’oreilles capables de le comprendre. On n’a plus peur de lui, mais l’histoire d’Emmi s’est répandue, ei, grâce au bon souvenir que l’homme a laissé, le chêne est toujours respecté et béni.

George Sand.