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les individus ne se sentent pas en heureuse situation, l’alliance est presque immédiate. A la lisière de gazon d’un massif d’arbres, une assez vaste demeure était occupée par des fourmis des prés. Un jour de grand matin, le naturaliste, qui se complaît dans le spectacle des batailles, apporte à peu de distance un nid de la même espèce, qu’il a été prendre bien loin. A l’heure où commencent les excursions, des ouvrières appartenant au vieux domaine approchent du camp formé par artifice ; elles sont toutes massacrées. Les nouvelles venues s’inquiètent néanmoins de voir arriver sans cesse des bêtes qu’elles jugent des ennemies ; elles poussent une reconnaissance, et se montrent en vue de l’habitation des fourmis qui naguère parcouraient seules le terrain. L’alarme se répand parmi ces dernières, elles accourent en nombre, la bataille s’engage avec un acharnement incroyable ; toujours grossissent les masses de combattans ; morts et blessés gisent sur un vaste espace. Un instant, les bêtes que le hasard a menées en ce lieu rompent les lignes des adversaires et tuent à merci. La panique est au comble sur le vieux nid, mais les réserves ne sont pas épuisées ; toutes les ouvertures vomissent des flots de fourmis, qui se joignent aux combattans. Alors la scène change, l’armée victorieuse est débordée ; après le triomphe, c’est la défaite, les individus qui échappent au carnage fuient et disparaissent dans la prairie. Ne soyons pas étonnés de tant d’humeur belliqueuse ; sans l’hostilité des colonies de même origine, au lieu de petites sociétés éparses, on verrait sur d’énormes étendues le sol labouré par d’interminables confédérations.

Entre fourmis d’espèces différentes, la-guerre est endémique ; elle est sourde ou violente, selon les caractères. En général, les individus isolés, de même force, s’évitent, se querellent parfois s’ils se rencontrent, se battent rarement ; les luttes sérieuses en grosses masses ne se produisent que dans des circonstances exceptionnelles. L’intérêt des batailles de fourmis est considérable pour l’observateur attentif ; comme le remarque M. Auguste Forel, il découvre mainte preuve d’intelligence parmi les combattans, sous le rapport du courage et de l’adresse des différences individuelles des plus saisissantes, — l’égalité n’existe nulle part dans la nature.

Quand une fourmilière est surchargée d’habitans, il y a des émigrations plus ou moins nombreuses. Au bord d’un jardin potager, des fourmis s’étaient depuis longtemps installées[1] ; dans les courses, elles suivaient plusieurs chemins ; le plus fréquenté traversait la grande route, passait dans une prairie, longeait un étang pour aboutir à un massif d’arbres ; c’était bien long. Au printemps, une partie des petites bêtes alla fonder une colonie sous le massif ;

  1. La fourmi des prés, Formica pratensis.