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écueils cachés et de ces vagues menaçantes, que la foi navigue, en ouvrant ses voiles à l’esprit de Dieu. » Mais il ne fut pas toujours aussi sage. Il finit par déclarer que le seul moyen d’éviter le naufrage, c’était de se tenir loin de la mer. Pour échapper à la contagion, de l’idolâtrie, il ne trouva rien de mieux que d’exiger qu’on s’isolât de la société civile et qu’on n’eût presque aucun rapport avec elle. — Il restait à savoir si c’était possible.

Tertullien lui-même semble en comprendre toute la difficulté, puisqu’il commence par faire une concession grave. La vie civile se composait, chez les Romains, de devoirs publics et privés (officia publica et privata) ; il accorde qu’un chrétien peut accomplir ces derniers sans être infidèle à sa foi. Il assistera donc aux fiançailles et aux noces d’un de ses amis, il se rendra chez lui le neuvième jour après la naissance de son enfant, lorsqu’en présence de la famille on le purifie et on lui donne le nom qu’il doit porter, il prendra part aux fêtes qu’on célèbre dans la maison quand il revêt la robe virile. Ce sont pourtant des cérémonies auxquelles la religion est mêlée et qui se célèbrent avec des sacrifices et des prières ; mais Tertullien met beaucoup de complaisance à trouver une raison qui justifie ceux qui y assistent, Il Après tout, dit-il, on n’est pas venu tout exprès pour le sacrifice ; c’est tout à fait par hasard et sans le vouloir qu’on en est témoin. Si l’on ne s’en va pas, c’est par égard pour les amis et non pour l’idole. » La raison est un peu futile pour un aussi grave théologien et pourrait à la rigueur s’appliquer à tout ; mais il ne veut pas qu’on l’applique aux « devoirs publics. » Ceux-là lui semblent plus entachés d’idolâtrie que les autres, et il ne peut admettre qu’un chrétien les accomplisse sans renier sa foi. Il se tiendra donc loin de ces réjouissances bruyantes « où la joie publique s’exprime par le déshonneur public. » Il ne s’assiéra pas à ces festins « qui changent Rome en taverne et dont les suites font respirer un air infecté, curiis et decurtis ructantibus acessit aer. » Quand toute la ville se précipite au théâtre, il restera chez lui. C’était demander beaucoup à des gens épris de spectacles[1] ; aussi, pour leur donner le courage de supporter cette privation, insiste-t-il sur les dédommagemens que Dieu leur réserve : qu’ils songent à ce grand jour du jugement suprême où tout l’univers sera consumé du même feu. « C’est alors qu’il fera bon d’entendre les acteurs de tragédie ; ils pousseront dans leur propre malheur des cris plus lamentables et plus éclatans que ceux dont ils faisaient autrefois retentir le théâtre. C’est alors qu’il sera facile

  1. Les païens, ne pouvant comprendre comment les chrétiens consentaient à se priver des jeux publics, supposaient qu’ils voulaient rendre leur vie plus triste afin de braver plus aisément le martyre.