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qu’il occupe, lui, le messie annoncé par les prophètes, le rédempteur descendu des deux pour racheter les générations présentes et futures de l’horrible esclavage du préjugé. Neuf volumes de théorie, quel lourd bagage pour un seul musicien, alors que la sagesse nous enseigne que l’esprit de spéculation philosophique et le génie créateur sont deux puissances peu habituées à marcher ensemble ! Qu’à cela ne tienne, on invoquera le précédent de Beethoven ; l’auteur de la neuvième symphonie lisait Plutarque, entremêlait ses manuscrits de citations d’Homère et de sentences hiératiques empruntées au sanctuaire de Saïs : preuve incontestable que chez ce héros, précurseur d’un héros plus grand, le sens esthétique n’excluait point la force créatrice. Et d’ailleurs qu’est-ce que cette neuvième symphonie elle-même, sinon le premier pas vers la musique poétique, premier acheminement vers le drame lyrique de l’avenir ? Chacun sait que le chœur joue un rôle en cette admirable symphonie ; mais comme bien des gens pourraient trouver cet accouplement des vers et de la musique une chose du reste assez naturelle, et ne point s’étonner outre mesure de voir Beethoven expérimenter une fois par hasard quel bruit rend une strophe de Schiller en tombant dans l’immense abîme de son harmonie, tout de suite les faiseurs de systèmes d’intervenir et de s’écrier : « Contemplez, méditez ce prodige, Beethoven, arrivé au point culminant de son activité, s’arrête frappé de découragement ; en train d’écrire son œuvre dernière, il sent que la musique est impuissante à traduire à elle seule sa pensée, il appelle à son aide la poésie, et les paroles de Schiller, complétant l’inspiration du maître, résonnent à la fois comme un glas de mort pour la musique absolue et comme l’accent d’inauguration d’une période nouvelle où la musique et la poésie ne se sépareront plus[1]. »

Il serait cependant bien temps d’en finir avec ces ridicules imaginations d’une esthétique à bout de voie, et j’ai peine à comprendre qu’un homme écrivant une introduction à l’histoire de la musique depuis Beethoven en soit à se faire dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’on nous raconte là. Jamais Beethoven ne se fût donné à lui-même un pareil démenti. Que M. Franz Hüffer consulte donc les écrits de Ferdinand Hiller[2] ; il y puisera sur le sujet des renseignemens irréfutables. En empruntant, dans la partie finale de la neuvième symphonie, quelques vers à l’Hymne à la Joie de Schiller, Beethoven n’eut jamais la sotte idée de fonder un dogme et de prêcher la délivrance de la musique par la parole ! Il a, selon la fantaisie et l’essor du moment, tenté là une expérience

  1. The Music of the Future, p. 12.
  2. Ludwig van Beethoven, Biographische Skizzen, von Ferdinand Hiller, Leipzig 1871.