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rossinienne, Weber répond par le Freyschütz, Euryanthe, Oberon, et Meyerbeer, un abominable dissident, un nomade, un renégat sans patrie et sans dieux, Meyerbeer, après Robert le Diable, crée les Huguenots. Cependant Beethoven compose ses sonates, ses quatuors, donne les symphonies, notre école française porte ses plus beaux fruits. Boïeldieu, Auber, Hérold, rivalisent d’esprit, de grâce, d’imagination, habiles à profiter de l’occasion, à saisir au vol l’idée qui passe, originaux pourtant, et sachant prêter à leur éclectisme une coloration très personnelle. Ma tante Aurore, Joconde, la Muette, le Pré aux Clercs, sont des œuvres qui s’imposent par un caractère d’indépendance. Sans doute on s’y aperçoit que Mozart est venu, et Cimarosa aussi et Rossini ; mais Raphaël, pour avoir traversé la chapelle Sixtine, n’en reste pas moins Raphaël. Mettons de côté Cherubini, figure à part, et qui n’est point du tout un Italien francisé. Cherubini n’a rien de spécialement français, sa musique, comme celle de Bach, de Hændel, de Mozart, de Haydn et de Beethoven, échappe aux classifications de clocher, elle appartient au genre humain par la grandeur qu’elle respire, et toute nation digne de la comprendre peut y voir un produit de son propre génie.

Impossible de mieux rendre cette austère, puissante et noble nature que ne l’a fait M. Ambros dans une page de son livre. « Le Florentin Luigi Cherubini ne fut point lent à mesurer l’abîme de platitude où les successeurs de Cimarosa poussaient l’opéra italien, et tandis que déjà dès cette époque (1804) un jeune homme (Rossini) grandissait à Bologne pour retremper, régénérer ce vieux passé aux fonts les plus généreux de l’esprit moderne, — Cherubini remonta le cours des âges, prit sa fuite vers les grands modèles de la tradition nationale et composa en stile di capella de magnifiques morceaux d’église où semblaient revivre les maîtres du XVIe siècle, cela sans affectation d’archaïsme, en toute plénitude et verdeur de forces. En même temps, d’irrésistibles affinités l’attiraient vers les maîtres allemands, il aimait, on le sait, Haydn, Mozart par-dessus tout, et leur langue chez lui coule de source. » D’où vient que sa forme dramatique demeure aussi étrangère à notre grand opéra qu’à notre opéra comique ? Elle est ce qu’elle est, sévère et digne, souvent froide et non moins rebelle au cothurne qu’à la chansonnette, le galant, le badin lui répugne à l’égal du pompeux, et jamais elle ne saura ni scander un couplet de vaudeville, ni s’en aller prendre des leçons de déclamation et d’attitude à l’école de Talma.

Mais que nous fait ici la nationalité de Cherubini ? Florentin, Viennois ou Parisien, que nous importe ? Ce n’est point à relever le compte de tel ou tel pays que nous nous appliquons ; nous parlons d’un épanouissement universel, d’une heure privilégiée entre toutes et c’est assez pour nous de pouvoir dire d’un Cherubini