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servaient les mêmes idées dans l’histoire, dans la philosophie, dans la politique. On ne s’en souvient plus, ce n’était pas toujours facile à cette époque de vivre sous l’œil d’un gouvernement jaloux, de déjouer ses susceptibilités, de passer à travers toutes les censures préventives ou répressives, et d’arriver au bout après avoir dit non tout ce qu’on voulait, mais ce qu’on pouvait dire. À cette guerre, le plus jeune de tous, Prévost-Paradol, s’était fait une renommée précoce d’habileté : le jour où il s’est réconcilié avec l’empire à demi libéralisé, il en est mort ! Ce que je veux dire, c’est que même dans ces conditions d’un régime césarien, il y a eu une littérature sérieuse, indépendante, maintenant les hautes traditions de l’esprit, et il y a eu certainement aussi une autre littérature, celle-là vivant de l’empire ou subissant ses influences, jouant avec tout et se désintéressant de tout hormis du succès, poursuivant et aggravant sous une protection complaisante la décadence des mœurs littéraires, de l’art et du goût.

Elle n’est point née à l’improviste sans doute, elle n’est même pas issue uniquement de l’empire, cette littérature ; mais elle s’est développée avec l’empire et par l’empire, elle a trouvé un cadre presque naturel dans ce règne qui a commencé par la proscription des idées philosophiques dans l’enseignement pour finir par tous les fastes décevans de la richesse et du luxe. Il est certain que ces dix-huit années ont vu dans toute une partie des lettres françaises le niveau baisser, le talent diminuer en se disséminant, les excès d’imagination et les infatuations se mêler de plus en plus aux pratiques d’un industrialisme effréné. Assurément on a fait du chemin depuis le premier mouvement poétique de la restauration inauguré avec tant d’éclat. De cette révolution d’autrefois, ce qui est resté dans la littérature du second empire, c’est ce qu’il y avait de plus périlleux, de plus arbitraire, cette idée de « l’art pour l’art, » théorie de l’imagination omnipotente et indifférente, — la fantaisie excentrique, le réalisme déguisant la vulgarité. Eh ! sans doute, lorsque des esprits hardis, enivrés de poésie, jettent dans l’air de ces mots retentissans comme « l’art pour l’art, » ils ont une ressource, ils couvrent tout par le talent ; ils savent revenir quelquefois au vrai, à une certaine simplicité de sentimens, et Théophile Gautier lui-même, l’imperturbable romantique, lorsque Paris est investi, vient s’enfermer ému, profondément atteint, dans sa ville malheureuse ; il emploie sa meilleure plume, lui l’indifférent, à décrire cette « statue de neige, » image de la France, pétrie un jour d’hiver par des artistes sur le rempart. L’homme se retrouve sous le poète ; mais après Gautier vient Baudelaire avec ses Fleurs du mal, et une formule sonore sert de passeport à toute une