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s’accomplissait donc avec toutes les incompatibilités voulues pour ne pas être heureuse ou durable. Comme il l’écrivit lui-même plus tard : « avant l’âge de raison, pour plaire à ma famille, j’épousai une femme qui avait moitié plus d’années que moi ; elle était riche, ma fortune était ordinaire. Ce fut un sacrifice à Plutus et non à Vénus. » Cependant il en eut une fille qu’il aima tendrement jusqu’à son dernier jour.

Bientôt il fit sa compagnie des plus célèbres libertins de l’époque. C’étaient Potter, fils de l’archevêque de Canterbury, membre du parlement et l’un des amis de Pitt, — lord Sandwich, que l’on verra quelques années plus tard se tourner contre lui avec fort peu de scrupules, — sir Francis Dashwood, qui, avant d’être un déplorable chancelier de l’échiquier, se signalait par une impiété rare même en ce temps de corruption. Ce Dashwood, qui n’était pas souvent sobre, au dire d’Horace Walpole, avait imaginé de réparer l’ancienne abbaye cistercienne de Medmenham et d’en faire une sorte de lieu de débauche où n’étaient admis en petit nombre que des hommes ayant donné des preuves incontestables d’inconduite et d’impiété. Ces folies de jeunesse ne sont pas indifférentes, elles expliquent le mauvais renom que Wilkes conserva toujours même après être devenu plus raisonnable ; elles rendent plus extraordinaire pour nous l’appui que lui accordèrent des hommes sérieux lorsqu’il fut en butte aux persécutions du gouvernement.

De même que la plupart de ses compagnons de plaisir, Wilkes eut bientôt la fantaisie d’entrer dans la vie politique. Cela coûtait cher à cette époque, car les candidats ne reculaient devant aucune manœuvre, si onéreuse et si déloyable fût-elle. Il en donna lui-même à sa première épreuve, lors des élections générales de 1754, un exemple qui mérite d’être raconté. Il se présentait pour le bourg de Berwick-upon-Tweed. Quelques-uns des partisans de son compétiteur habitaient Londres et devaient être ramenés chez eux le jour du vote aux frais du candidat, selon l’usage. Celui-ci, par économie, s’avisa de les transporter par mer. Wilkes eut l’audace de soudoyer le capitaine, qui débarqua ses passagers sur la côte de Norvège. Néanmoins il ne réussit pas. Quoiqu’il eût juré de ne jamais offrir ni accepter d’argent, ce premier essai lui coûta, dit-on, de 3,000 à 4,000 livres sterling. Sa femme avait supporté tant bien que mal les déréglemens de sa conduite privée ; cette fois elle trouva qu’un tel gaspillage dépassait la mesure. Les époux mal assortis se séparèrent d’un commun accord. Trois ans plus tard, il obtint enfin le siège qu’il ambitionnait, son ami Potter lui ayant abandonné le bourg d’Aylesbury. A la chambre des communes, il fit peu parler de lui, il n’avait guère d’occasions de se mettre en évidence, puisque Pitt, dont il acceptait volontiers la direction, était premier ministre. Les