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sinécure : les citoyens de Londres l’avaient élu chambellan. L’un des devoirs de cette charge était de haranguer les grands hommes auxquels on conférait, à titre d’honneur extrême, le droit de cité. William Pitt, Cornwallis, Nelson, reçurent tour à tour ses souhaits de bienvenue. Quelle singulière transformation depuis le temps où les deux chambres du parlement qualifiaient d’écrits scandaleux tout ce qui sortait de sa plume ! Autrefois il avait fait imprimer un libelle infâme, maintenant il publiait avec un soin minutieux des éditions nouvelles des classiques grecs ou latins, non point pour en tirer profit, mais pour en offrir des exemplaires à ses amis. Après avoir irrité le roi plus que qui que ce fût au monde, il était reçu à la cour. Un jour, raconte-t-on, George III, qui ne gardait pas rancune, lui demandait des nouvelles de son ami l’avocat Glynn, en qui Wilkes avait trouvé un défenseur ardent à l’époque de ses luttes judiciaires : « Ce n’est pas mon ami, répondit-il ; il était wilkite, et je ne l’ai jamais été. » Ses détracteurs prétendent qu’il reniait par là les actes de sa conduite passée ; peut-être entendait-il exprimer plutôt qu’il répudiait les exagérations auxquelles ses partisans s’étaient alors abandonnés, ou peut-être encore cédait-il simplement au plaisir de faire un bon mot. C’était un homme d’esprit, plus Français qu’Anglais sous ce rapport. Éducation, instruction, vives reparties, il possédait, sauf les agrémens du visage, toutes les qualités d’un homme de bonne compagnie.

Singulier personnage en résumé ! D’autres hommes de la même époque ont eu des vices plus apparens sans qu’on leur en fît autant de reproches. Dissipateur, il le fut toute sa vie ; mais il était sobre, tandis que la plupart de ses contemporains, le prince de Galles en tête, se signalaient par de honteux excès de boisson. Il ne jouait point, tandis que Fox gaspillait au jeu toutes les ressources que lui procuraient son patrimoine et les grands emplois de l’état dont il était investi. Cependant Wilkes passe dans l’histoire du XVIIIe siècle avec un mauvais renom en dépit des services signalés qu’il rendit à son pays. Les Anglais lui doivent la suppression des mandats d’amener anonymes, que l’on peut comparer assez justement aux lettres de cachet de notre ancien régime. Ils lui doivent encore la publicité des débats parlementaires. Il fut toute sa vie le champion déterminé de la liberté d’écrire. « Jusqu’où va en Angleterre la liberté de la presse ? » lui demandait un jour le prince de Croy, gouverneur de Calais, à l’époque où tout le monde s’occupait du North-Briton. « Je l’ignore, mais je cherche en ce moment à m’en assurer, » fut la réponse du publiciste, que les amis du roi poursuivaient alors par tous les moyens en leur pouvoir. Était-ce un ambitieux qui voulait faire du bruit, ou bien un cynique qui voulait se