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encore le temps du consulat ; mais bientôt commença le régime « où, comme l’a dit M. de Rémusat, on avait de l’esprit, mais où l’on ne pensait pas. » À quoi bon penser quand tout était soumis à une seule volonté, quand une consigne inflexible régissait les esprits aussi bien que les actions, quand la France entière paraissait se précipiter dans la servitude volontaire ? C’était beaucoup déjà que d’avoir un avis sur Racine et sur Corneille, sur Talma et sur les feuilletons de Geoffroy, et encore fallait-il qu’il ne fût pas trop en désaccord avec celui du maître.

Dans le monde où il grandissait, M. de Rémusat trouvait du moins une société qui avait le goût des lettres et à laquelle ne suffisaient pas les bulletins de la grande armée. Parmi les amis de sa mère, il y avait des femmes comme Mme de Vintimille et Mme d’Houdetot, qui conservaient la tradition des salons du XVIIIe siècle, et il n’était pas rare de rencontrer chez elle des hommes comme M. Pasquier, M. Molé, M. de Barante, M. de Talleyrand, tous très respectueux pour l’empire, mais qui se dédommageaient en discutant librement les questions littéraires. M. de Rémusat, quand il entra au collège, était donc tout préparé, et, sans obtenir des succès éclatans, il devint bientôt un des meilleurs élèves du lycée Napoléon ; mais en même temps qu’une leçon d’un professeur ami, M. de La Romiguière, éveillait en lui l’amour de la philosophie, il y joignait un goût prononcé pour la littérature légère, et dès l’âge de quinze ans il faisait des chansons. Il en a fait avec succès un très grand nombre, pendant les premières années de sa vie ; c’était le goût du temps comme celui des petits vers, et plus d’une fois des connaisseurs crurent voir dans le jeune chansonnier un émule de Désaugiers et de Béranger. Ce n’est pourtant pas à ce genre de renommée qu’il était destiné, et, content de chanter ses chansons entre amis, jamais il n’a souffert qu’elles fussent imprimées.

C’était d’ailleurs un singulier temps, et il l’a décrit lui-même dans la préface du livre où il a rassemblé ses premiers écrits sous le titre Passé et présent. « Les dernières années du règne de Napoléon, dit-il, avaient produit une disposition générale qui ne doit pas faire envie… La France attristée ne se détournait pas du gouvernement pour chercher son salut en dehors de lui ; elle en était venue à manquer de l’illusion des souhaits. Son gouvernement l’alarmait et ne l’irritait pas. Elle n’en désirait pas la chute, elle n’en espérait pas la réforme ; elle le regardait comme nécessaire et dangereux, et se sentait dans une égale impuissance de lui faire du mal ou du bien, de le contenir ou de le renverser… Dès longtemps revenue des théories, elle conservait une aversion vague pour tous les systèmes pris hors des faits, et, quoique froide et peu dévouée, elle se défiait de toutes les oppositions ; elle ne croyait plus aux