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d’une guerre que Napoléon III proclamait lui-même devoir être « longue et pénible. »

Les désastres effroyables de la France dès les débuts de la campagne vinrent soudain arrêter les imaginations dans leur vol et faire évanouir la sublime vision d’un « nouveau monde gréco-slave » qui depuis 1867 hantait les esprits sur les bords de la Moskova et de la Neva. Avec la merveilleuse aptitude politique et réaliste qui la distingue, la nation russe comprit aussitôt que c’en était fait, pour le moment, de toute croisade en Orient, que les destinées du monde se décidaient au pied des Vosges, et qu’il fallait aller au plus pressé et au possible. Phénomène curieux, la péninsule du Balkan ne fut jamais aussi relativement tranquille, aussi peu tourmentée par la « grande idée » que pendant ces années 1870-1871, pendant cette « lutte intestine en Europe » que Fuad-Pacha mourant avait tant appréhendée pour l’empire des Osmanlis. Vers la fin du mois d’août, encore avant la catastrophe de Sedan, l’opinion publique en Russie ne songeait plus qu’à l’article déplaisant du traité de Paris au sujet de l’Euxin. « La Russie, disait un journal influent de Saint-Pétersbourg[1], n’a pas empêché l’unification forcée de l’Allemagne et, à son tour, elle ne songe pas à l’unification forcée des Slaves, mais elle a le droit de demander que sa position sur la Mer-Noire et les bords du Danube soit améliorée. Nous espérons que ses demandes légitimes seront prises en considération dans le congrès européen qui suivra probablement la présente guerre. » Un congrès européen ! c’était là en effet la seule issue logique et tant soit peu rassurante à des événemens aussi graves, perturbateurs de l’équilibre du monde, et il faut rendre cette justice à la plupart des Russes d’alors qu’ils avaient le sentiment vrai de la situation et aspiraient à un rôle aussi légitime qu’honorable. Ils voulaient obtenir une satisfaction d’amour-propre; mais ils ne demandaient pas à lui sacrifier la France et les intérêts généraux du continent ; la petite question n’était à leurs yeux que le corollaire de la grande. A Constantinople, on n’augurait pas autrement de la conduite que tiendrait indubitablement le cabinet de Saint-Pétersbourg, tout en la redoutant. Dès le 2 septembre, M. Joy Moris, ministre des États-Unis près la Porte, écrivait à son gouvernement que la conviction générale sur le Bosphore était que la Russie profiterait de la crise pour provoquer la révision du traité de 1856. « Il serait étrange qu’elle n’y réussît pas, ajoutait le diplomate yankee, cherchant, comme elle le fera, à obtenir des conditions honorables de paix pour la France et exerçant une influence dominante sur le règlement des termes de la paix. »

  1. Le Golos, cité dans la dépêche de M. Schuyler, 27 août.