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libre à un calcul aussi faux que sordide, et que le grand humoriste de Varzin avait qualifié un jour de politique de pourboire.

Le chancelier russe, il est juste de le reconnaître, fut plus heureux après Sedan que ne l’a été Napoléon III après Sadowa : il eut son Luxembourg, il put proclamer l’abrogation de l’article 2 du traité de Paris, « abrogation d’un principe théorique sans application immédiate » ainsi qu’il devait le rappeler lui-même dans un document officiel[1]. On sait le jugement que portèrent dans le temps les cabinets sur cette « conquête » purement nominale au fond et dans tous les cas minime par rapport à toutes celles qu’Alexandre Mikhaïlovitch avait laissé faire à son ancien collègue de Francfort. Il réussit, mais non point par les moyens légitimes, par cette action d’éclat et d’équité qu’on avait espérée en Russie, redoutée à Constantinople; il ne provoqua pas la révision du traité de 1856, en a cherchant à obtenir des conditions honorables de paix pour la France et en exerçant une influence dominante sur le règlement des termes de la paix[2]. » Il choisit précisément « le moment psychologique » des défaites de la France, du désarroi de l’Europe et de l’ébranlement funeste du droit public, pour venir lui porter à son tour un coup humiliant, un telum imbelle, mais non sine ictu. Il s’affranchissait lui-même et de son propre chef d’un engagement contracté envers les puissances, comme il avait affranchi son ami de Berlin de tout contrôle de l’Europe. « Le procédé de la Russie, disait le comte Granville dans sa remarquable dépêche du 10 novembre à sir A. Buchanan, anéantit tous les traités; l’objet d’un traité est de lier les contractans l’un à l’autre; d’après la doctrine russe, chaque partie soumet tout à sa propre autorité et ne se tient obligée qu’envers elle-même. »

Au commencement de l’année 1868, un esprit éminent que les désastres de la patrie devaient bientôt rendre à la vie politique que lui fermait le second empire s’élevait ici même[3] avec une éloquence passionnée contre « le mépris croissant de ce droit élémentaire que l’honneur et le bon sens public ont appelé la foi des traités. » — « Nous voyons, disait-il, se créer chaque jour sous nos yeux une jurisprudence féconde dont le rapide développement n’étonne pas ceux qui connaissent quelle force les faux principes empruntent et prêtent tour à tour aux passions qu’ils favorisent. Il y a peu d’années, on mettait encore à cette résiliation unilatérale des traités synallagmatiques quelques conditions qui en rendaient l’usage

  1. Dépêche du prince Gortchakof au baron Brunnow à Londres, 20 novembre 1870.
  2. Dépêche de M. Joy Moris du 2 septembre, citée plus haut.
  3. Voyez la Revue du 1er février 1868 (la Diplomatie et les principes de la révolution française, par M. le prince Albert de Broglie).