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sans concevoir des espérances si hautes. Un vrai poète était né, un poète dont la littérature française devait s’honorer autant que la littérature provençale. Il y eut là pourtant une déviation fâcheuse. Je ne parle pas des conditions nouvelles imposées désormais à cette littérature du sol natal. Que l’inspiration familière si pieusement fondée par M. Joseph Roumanille se trouvât transportée en face du grand public, que les triomphes du dehors pussent coûter quelque chose à la sincérité de la pensée première, en un mot que le point de départ si touchant, si modeste de cette restauration de la langue natale fût exposé bientôt à quelque dédain de la part des poètes enivrés de bravos, c’était là un danger assurément, mais un danger dont il fallait bien prendre son parti, puisqu’il tenait au succès même de l’entreprise commune. Non, ce n’est point de cela que je parle, quand je signale à propos de Mireille le premier symptôme d’une déviation regrettable. Ce symptôme, bien fait pour alarmer les plus sincères amis de la poésie nouvelle, c’est l’espèce de fièvre qui éclatait dans la préface du poème. L’auteur de cette belle épopée rustique ne s’était pas contenté de rajeunir sa langue aux sources pures, de reconstituer le vieil idiome avec le savoir du critique et l’inspiration de l’artiste ; exalté par son œuvre, il osait mettre la langue provençale restaurée au-dessus de la langue française, si bien qu’on pouvait se demander s’il ne mettait pas aussi la petite patrie au-dessus de la grande.

J’étais un de ceux que cette déclaration de guerre à notre langue nationale offusqua le plus vivement ; je la relevai ici même. Sans marchander les éloges à ces grandes scènes de nature et de passion qui font la beauté de Mireille, je demandai compte à M. Mistral de ses étranges doctrines. Autant j’admirais le poète, autant je réprouvais le critique. A ses affirmations altières, j’opposais l’invincible autorité des faits. La langue française sacrifiée à la langue provençale ! Un pareil débat pouvait convenir au moyen âge, aux premiers siècles du moyen âge, alors que l’idiome du nord, n’étant pas encore soutenu par des œuvres immortelles, voyait s’épanouir au soleil sa brillante sœur du midi. Nos vieux siècles, je le veux bien, — le XII, le XIe surtout, — n’auraient pas été surpris de ces prétentions-là ; il est impossible au XIXe de s’y arrêter un seul instant. Quoi ! après tant de victoires, après tant de courses triomphantes dans tous les domaines de l’esprit, la langue qui a grandi de saint Bernard à Mirabeau, de Joinville à Guizot, de Turold à Lamartine, une langue si agile, si forte, si pleine, la langue du » moyen âge et de la renaissance, la langue du XVIIe et du XVIIIe siècle, la langue assouplie encore de nos jours par les révolutions de la poésie et de la critique, une telle langue serait tenue en échec