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tout entendre pour tout répéter, qui courent les théâtres, les salons, les antichambres, épiant ce qui se fait, écoutant ce qui se dit, et qui, de retour chez eux, s’empressent d’envoyer partout ce qu’ils savent ou croient savoir. Les souverains étrangers eux-mêmes ont recours à eux, car l’Europe à ce moment vit de la vie de la France ; seulement, comme ils peuvent bien payer, ils choisissent d’ordinaire quelque homme de lettres important et bien informé. Les princes d’Allemagne se servent de la plume vive et mordante de Grimm, et ils ont Diderot par-dessus le marché pour les tenir au courant de la peinture et des arts. Le grand-duc de Russie s’est adressé à La Harpe, qui lui envoie des lettres pleines de fiel où il fait l’apologie de ses pièces et la satire de celles des autres, où il attaque tout le monde, et ses protecteurs plus encore que ses ennemis. On comprend que tous les curieux de province ne pouvaient pas se donner pour correspondans d’aussi grands personnages ; mais ils en trouvaient à meilleur compte parmi la foule des littérateurs malheureux et des journalistes de second ordre, dont il y a toujours à Paris une si grande abondance. Quand on parcourt des papiers de famille et qu’on fouille les bibliothèques publiques, il n’est pas rare d’y trouver de ces feuilles manuscrites qui contiennent des nouvelles à la main et portent la trace de l’avidité avec laquelle on les a lues. D’ordinaire la littérature en est pauvre ; mais on ne les lisait pas pour satisfaire son goût, on voulait seulement repaître sa curiosité, et il faut avouer que le grand nombre de détails qu’elles renferment, ces anecdotes de toute espèce, ces bons mots rapportés, ces annonces d’ouvrages qui vont paraître, et ces critiques de livres qui viennent d’être publiés, ces comptes-rendus infinis de premières représentations ou de séances d’académie pouvaient faire arriver jusqu’aux gens de province quelque chose de ce mouvement d’esprit et de cette fermentation d’idées dont Paris était alors le théâtre[1]

  1. Voici un exemple assez curieux de la façon dont la province se tenait alors au courant de tout ce qui se passait à Paris. Le marquis de Caumont, l’un des meilleurs amis de Mme de Simiane, était un homme d’esprit qui habitait Avignon et ne sortait guère de chez lui, mais qui voulait être bien informé. Il avait des correspondans nombreux à Paris qui lui racontaient les moindres nouvelles, et lui-même n’écrivait à ses amis que pour répandre ce qu’on lui avait appris. Quelques fragmens de ces lettres montreront jusqu’à quel point et avec quels détails ces correspondans de marquis le renseignaient sur les œuvres de théâtre, sur les livres qui venaient d’être publiés ou sur ceux qui allaient paraître. — 16 mars 1729. « On m’écrit de Paris que la comédie de la Mère rivale y a été fort applaudie et que l’Impertinent, de M. de Boissy, allait éclore, lorsqu’un malheureux incident vint l’arrêter la veille qu’il devait être joué. Un étranger et un conseiller, sans y penser, donnèrent au bal de l’Opéra la même scène que l’auteur avait déjà mise dans sa pièce. Sur-le-champ défense aux comédiens de représenter l’Impertinent. » — 11 juin 1729. « On m’écrit de Paris que Milton, traduit en français, y marche à petit bruit, et comme un homme qui marcherait nu-pieds. Sans vouloir m’asservir au jugement de la capitale, qui n’est pas toujours dicté par le bon goût et la saine raison, je vous dirai que j’ai trouvé des choses admirables dans ce poème, que je ne vois cependant qu’à travers les épais brouillards d’une traduction peu digne de l’original, » — 6 janvier 1730. « Vous aurez bientôt la satisfaction d’examiner les idées toutes neuves de M. de La Motte sur la poésie dramatique. Son théâtre parait depuis quelques jours avec une préface dogmatique, où il expose son système avec toute l’intrépidité d’un chef de secte. Il semble pourtant qu’il doive essuyer quelques contradictions. L’orthodoxie littéraire aura ses tenans, quand ce ne serait que l’abbé Desfontaines, qui n’a pas de meilleur fonds pour subsister que les paradoxes des néologues. » — 11 décembre 1730. « On me mande de Paris que la tragédie de Brutus paraîtra bientôt. Elle est, dit-on, destinée aux étrennes du public. Celui-ci, fidèle au premier accueil qu’il a coutume de faire aux ouvrages de l’auteur, commence par applaudir sur l’attente d’un chef-d’œuvre ; il retient toutes les places d’avance et s’expose par son empressement à nuire à sa propre curiosité. » — 9 mai 1731. « M. Burmann a fini son Claudien et travaille sur Virgile. Ce savant hollandais, connu dans la république des lettres par l’amertume de sa critique, a actuellement la jaunisse : il vaut encore mieux que sa bile s’évacue par ce moyen. » — 12 novembre 1732. « Voilà Voltaire qui veut absolument renoncer à sa réputation. Il prétend, dit-on, donner un livre des plus hardis sur la religion. Il est perdu sans ressource, s’il s’avise de dogmatiser en prose. C’est sans doute le succès de Zaïre qui lui enfle le cœur. Cette tragédie n’est point encore imprimée, mais on m’écrit que les représentations se soutiennent toujours avec le même empressement de la part du public. » — 19 décembre 1735. « Que dites-vous de la Chartreuse et des Ombres (de Gresset) ? Je trouve dans ces deux bagatelles une grande facilité, de l’esprit, mais de cet esprit qui ne saurait finir et qui remanie de cent façons la même pensée. Il semble que ces gens, accoutumés aux exercices de collège, ont de la peine à éviter ce défaut, et il n’y a guère qu’un commerce du monde qui puisse retrancher cette abondance tirée de l’art plutôt que d’une connaissance pratique des objets. » Cette correspondance inédite est conservée à la bibliothèque de Nîmes dans les papiers de Séguier, qui contiennent tant de choses curieuses. — Voyez la Revue du 1er avril 1871.