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Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les sentimens qu’il prête à Joseph Delorme, c’est-à-dire à lui-même, dans la préface de ses Poésies. « Élevé au bruit des miracles de l’empire, amoureux de la splendeur militaire, combien de longues heures ne passait-il pas loin des jeux de son âge le long d’un petit sentier dans des monologues imaginaires, se créant à plaisir mille aventures périlleuses, séditions, batailles et sièges, dont il était le héros ! » C’était la mode sous la restauration (et l’esprit de parti y entrait bien pour quelque chose) de se représenter, si tranquille et débonnaire qu’on fût, comme dévoré du tourment de la gloire et de la soif des combats. Dans quelques pages brûlantes de la Confession d’un enfant du siècle, Alfred de Musset a peint avec éloquence ce mal des adolescens « qui avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides, et qui, regardant le ciel, la terre, les rues et les chemins, trouvaient que tout cela était vide. » Il n’est pas probable toutefois que ce mal ait jamais travaillé bien vivement l’âme de Sainte-Beuve : rien de moins belliqueux au fond que son tempérament. » Il était né timide, dit M. Morand ; dans son enfance, il avait peur de tout ; cela m’a été affirmé par un témoin qui se trouva en position de le bien observer avec affection et indulgence. » Notons en passant ce témoignage, qui, dans la vie de Sainte-Beuve, servira à comprendre bien des choses, et qui explique pourquoi le petit hussard ne fut jamais qu’un écolier laborieux. Très jeune, sa mère le plaça dans la pension de M. Blériot, où il noua une vive et durable amitié avec M. Eustache Barbe, devenu depuis l’abbé Barbe. Le peu de temps que les deux amis ne consacraient point au travail, ils le dépensaient en longues promenades au pied des remparts ombragés qui entourent la ville, au bord du Denacre, au petit village de Rubenpert, mais plus souvent et de préférence le long des grèves sablonneuses baignées par la mer, dont l’horizon, souvent morne et brumeux, répondait à la disposition mélancolique de leur esprit. — De graves questions s’agitaient déjà dans les entretiens de ces deux jeunes êtres, dont l’un devait bientôt consacrer sa vie au service de Dieu, dont l’autre a pénétré si avant au fond de toutes les faiblesses humaines, entretiens que Sainte-Beuve a pu, bien des années après, comparer à ceux de saint Augustin sur la plage d’Ostie. Qui de nous n’a conservé, comme lui, le souvenir de ces premières inquiétudes qui sont venues marquer la fin de notre enfance rêveuse, de ces angoisses d’un esprit que les réponses banales ont cessé de satisfaire, de ces troubles d’un cœur que les passions commencent à émouvoir ? Mais nous n’avons pas alors tous rencontré ce que Sainte-Beuve trouvait dans Eustache Barbe : un ami croyant et pieux pour nous raffermir et nous encourager. Les deux