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florissante, elle est aujourd’hui abandonnée. Les magnifiques sûgni qui en formaient l’avenue tombent un à un sous la hache des bûcherons ; l’œuvre de destruction se poursuit ici comme partout, et n’aboutit jusqu’à présent qu’à découronner le passé sans grandir le présent ni fonder l’avenir. Un de ces arbres se cramponne, avec ses racines mises à nu, comme avec des mains crispées, au rocher sur lequel il meurt, — image fidèle de l’antique tradition qui essaie de vivre sur ce sol aride et s’apprête à y périr faute de racines assez profondes dans les consciences et dans les volontés d’un peuple trop longtemps asservi.

En rentrant à l’auberge, j’y trouve installée une bande de lutteurs qui fait halte. Chacun d’eux voyage le paquet sur l’épaule, le sabre au côté, la robe retroussée jusqu’aux hanches et rabattue jusqu’à la ceinture. On s’arrête dans les grandes villes, dans les lieux de pèlerinage en renom, partout où il y a foule ; on fait le reste du chemin à grandes étapes. Ces marcheurs infatigables font de 18 à 20 lieues par jour sans broncher, à la seule condition d’absorber un nombre suffisant de tasses de riz et de trouver au gîte un bain torride. Les lutteurs japonais n’ont rien de la grâce athlétique ; leur genre d’escrime, qui consiste simplement à renverser l’adversaire par la poussée, demande moins d’adresse ou de force que de pesanteur. Aussi ne sont-ce que de lourdes masses de chair difformes.

Sept lieues séparent de la mer la ville de Sendaï, l’une des plus importantes du Japon. comme toutes les grandes cités, elle s’annonce au loin par le prolongement excessif de ses faubourgs dans toutes les directions ; mais tant s’en faut qu’elle offre en toutes ses parties le spectacle animé de certains marchés. Au milieu de la ville est un carrefour dont les quatre angles affectent une construction monumentale et pittoresque. C’est là que la route venant de la baie croise celle qui vient de Yeddo, le Oshiu-kaïdo, — là que se concentre l’activité commerciale ; c’est aux environs que sont groupés la poste, l’hôpital, le télégraphe, qui ne marche pas encore, et des stores remplis de marchandises européennes, contenant principalement des vêtemens, des chaussures, de la parfumerie et des boissons. Sendaï se pique en effet de suivre le mouvement des idées à la mode. J’y ai vu flotter une banderole portant en français ces mots : école de compagnie ; malheureusement, la maison étant vide, cette annonce est restée pour moi un mystère. En revanche, on y voit un joli collège où des professeurs japonais enseignent l’anglais à leurs compatriotes ; la culture des langues y est en honneur. Un soldat des tsintaï (troupes de ligne), coiffé, comme ils le sont tous, du béret prussien, m’a salué d’un god dam you plein d’aménité, dans l’intention manifeste de faire valoir ses études philologiques.