Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une profession, ce bonhomme faisait un peu tous les métiers, même les pires, s’il en faut juger par quelques propositions non équivoques qu’il me chuchota à l’oreille un jour qu’il était un peu plus ivre que d’habitude. Voyant qu’il m’obsédait, sa fille lui dit tout doucement de ne pas molester l’étranger. Ce reproche à peine murmuré, le père se redresse et commence contre sa fille une philippique sanglante. Elle baisse la tête sans mot dire. Le gendre, fort décontenancé, semble par son silence donner raison au père irrité, et celui-ci se retire avec les honneurs de la guerre. Il fallut que le jour même la jeune femme allât, presqu’en cérémonie, implorer l’intercession de sa mère et son pardon. L’autorité paternelle est ici toute-puissante. Cependant deux jeunes gens suivaient hier un cortège funèbre l’œil sec et le front calme ; la voix du devoir parle plus haut dans les relations de famille que la tendresse ou la sensibilité.

De cette première escale à moitié chemin du nord, voici l’impression générale qui me Teste : la race japonaise est unique, la civilisation uniforme dans ses origines et ses moyens de développement. Du nord au sud, il n’y a qu’un peuple, chez lequel on trouve de très sensibles dégradations de culture intellectuelle ou morale, des dissonances historiques, des antipathies politiques, des coutumes diverses, quelquefois des préjugés opposés, mais qui révèle néanmoins son unité première par ses qualités, ses aptitudes et ses tendances. C’est bien partout le même Japonais insouciant, point méchant et point bon, paresseux avec délices, industrieux au besoin, esclave de la règle établie. La seule différence qui m’ait frappé, c’est chez les gens du nord plus de rudesse d’allures et l’absence de cette politesse banale et formaliste qui n’est du reste elle-même qu’un masque destine à remplacer la véritable urbanité.

Pendant que j’écrivais ces notes, installé sur une table de fortune, le bateau s’est brusquement arrêté, frémissant de la proue à la poupe, comme une flèche dans un bouclier d’airain ; avions-nous touché ? une des baleines qu’on voit se prélasser à quelques centaines de brasses nous avait-elle donné un coup de queue en passant ? Non ; c’est simplement une pièce de la machine qui, faute d’huile, s’était échauffée jusqu’au rouge. On réveille le mécanicien négligent, on jette de l’eau sur la bielle, on verse de l’huile dans les réservoirs, et nous reprenons notre marche. Quant au coupable, il en pouffe de rire pendant une heure avec le capitaine. Décidément, si je reviens par mer, ce ne sera pas sur un bateau japonais. Heureusement nous doublons en ce moment le Cap Syria, le seul passage difficile de la traversée ; nous allons entrer dans le détroit de Tsungar, et demain au point du jour nous serons à Hakodaté.