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embarrassent notre marche ; mais la solitude ne tarde pas à s’animer : une pirogue descend, rapidement manœuvrée par trois Aïnos dont un vieillard superbe. Plus loin, dans un grand bateau plat, d’autres jettent l’épervier ; une hutte sort des arbres tout au bord du fleuve ; dans de grands bacs accouplés, des Aïnos et des Japonais s’occupent à retirer du lit les arbres déracinés qui l’encombrent et qui gêneraient la pêche du saumon.

On prépare déjà le grand œuvre, qui va commencer dans deux mois sous la direction d’entrepreneurs venus tout exprès. Le fleuve est divisé en plusieurs stations vendues à des concessionnaires qui les exploitent, à charge de payer une redevance de 25 pour 100. Après avoir déblayé le fond, on élague les arbres des rives afin de pouvoir y tirer la senne ; on élève des hangars provisoires couverts de chaume, où l’on range des provisions de sel, du riz, des instrumens de pêche ; à la fin de septembre, tout est prêt. Le saumon vient alors frayer : on se hâte de le prendre avant qu’il n’ait perdu ses qualités. Chaque station emploie deux sennes et deux bateaux qui ne s’arrêtent guère pendant cette période. On attache à la rive l’extrémité supérieure du filet, on lie l’autre extrémité à un bateau qui s’avance dans le fleuve en larguant derrière lui ; le courant rabat contre la rive le bateau et le filet, et le saumon se trouve alors enfermé dans une prison d’où on le retire en amenant doucement la senne. A peine l’une est-elle ramenée qu’on lance l’autre du côté opposé, les deux équipages luttant ainsi d’activité. On transporte la prise dans un réservoir construit au bord de l’eau, où d’habiles découpeurs s’en emparent, tranchent les ouïes, ouvrent le ventre tout du long, vident les entrailles et passent le saumon aux saleurs. Les œufs sont mis à part, étalés sur des nattes à l’abri et salés avec soin ; les Japonais en sont très friands. Quant au poisson, il est transporté sous le hangar, on remplit l’intérieur de trois poignées de sel, on saupoudre l’extérieur, puis on l’empile en couches qu’on recouvre de sel. Chaque couche de 40 à 45 saumons exige environ 65 kilogrammes de sel. Une meule comprend environ 10,000 têtes. Quand la salaison est suffisante, on défait les meules, on suspend le poisson pour le faire sécher, et, quand il est sec, on l’exporte[1].

La nuit arrive, et la solitude devient de plus en plus grande. Les sindos m’ont déjà nommé un ou deux endroits qu’ils décoraient du nom de villages, et qui se sont trouvés en réalité n’être qu’un campement quelquefois abandonné, où l’on voit un résidu de feu, un

  1. En 1872, on a récolté à Ishikari 74,628 saumons, posant en moyenne 4 kilogrammes. Un saumon salé vaut à peu près 30 centimes. Le sel coûte 2 francs 60 cent. les 65 kilogrammes. Une station donne à son fermier de 300 à 500 piastres de bénéfice annuel. Un homme d’équipe gagne 30 piastres dans sa saison.