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en répandant une odeur atroce. C’est, autant que j’en puis juger, de la venaison de l’hiver dernier. Les gâteaux de sarrasin qui sont pendus au toit et qu’on réserve pour les jours ou les mois de mauvaise chasse doivent remonter à la même époque, car ils sont d’une dureté granitique.

Quand arrive l’heure de dormir, les deux femmes se blottissent ensemble sur une même natte. Le maître s’étend sur la sienne, et je m’établis sur la banquette voisine sans me faire d’ailleurs la moindre illusion sur le sort qui m’attend. Ce ne sont pas les moustiques qu’il faut craindre, la fumée suffit à les chasser ; mais à peine la dernière torche d’écorce résineuse qui nous éclairait est-elle éteinte qu’un ennemi invisible, après s’être déjà annoncé par mainte escarmouche, fond sur moi sans merci. Je ne suis pas le seul à souffrir : des mouvemens saccadés de mon noir voisin m’indiquent qu’il n’est pas plus épargné que moi. Impossible de se réfugier dehors. On entend grogner à la porte des chiens qui me feraient un mauvais parti ; un blaireau enfermé dans une cage répand des gémissemens lugubres auxquels répondent de lointains aboiemens. Il tombe une pluie battante, et bientôt l’eau, traversant le toit de feuillage, me chasse de ma dure couchette. Je prends le parti d’allumer une bougie que par bonheur on a retirée de mes bagages et d’ouvrir un livre. Ce livre, c’est un tableau de l’Angleterre ; je tombe sur la description des quartiers pauvres de Londres. « Des cours, des allées sombres où grouillent, surtout le soir, des foules déguenillées et lugubres. La jaune lumière du gaz qui vacille au vent d’ouest humide éclaire des visages rêveurs et touchés de je ne sais quelle indélébile tristesse. Çà et là quelles fleurs charmantes dans cette sombre végétation humaine ! Quels sombres visages aussi, usés, flétris, sculptés par la rude main du destin ! Les maisons sinistres ressemblent à des tombeaux qui seraient remplis de vivans. » Voilà donc la misère civilisée à côté de la misère sauvage ; voilà d’où l’homme est parti et où il est revenu après soixante siècles d’efforts. Encore le dénûment de ce sauvage qui dort d’un sommeil agité à côté de moi n’est pas de la misère ! N’a-t-il pas la forêt vierge à sa porte, le grand air, l’espace libre ? N’a-t-il pas une vie assurée, une sorte d’abondance dans la générosité de la nature ? n’ignore-t-il pas ces deux tourmens qui poursuivent son misérable frère sous la clarté du gaz, la faim et l’envie ! Cependant cet homme est lugubre à voir, il porte le stigmate d’une face déchue et retombée de la demi-civilisation dans la barbarie. Il se réveille pour fumer, et, muet, farouche, me regarde lire avec une sorte d’hébétement douloureux.

La population décroît chaque jour ; on comptait autrefois 1,000