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pays. La promenade sous bois par un beau soleil est charmante ; elle nous mène à Satsporo. Voici quelques maisonnettes de bois inhabitées, elles ont été construites pour les charpentiers qui vinrent à grands frais de Yeddo édifier la nouvelle capitale et qui s’en sont allés les laissant vides. Puis viennent des chaumières, enfin quelques champs de pommes de terre, de millet, de fèves, de chanvre, des hangars, des magasins peints en rose, la fumée d’une machine à vapeur, de larges rues, un canal sans eau. Je suis au hondjin de Satsporo. Non loin s’élève un dôme de bois qui rappelle l’Observatoire de Paris et sur lequel flotte le pavillon du kayeta-kushi, — l’étoile du nord, — rouge sur fond blanc : c’est government-house. Se réveiller dans une hutte de sauvage et s’endormir au pied d’un capitole, c’est un de ces brusques changemens à vue que réserve au visiteur le caractère essentiellement théâtral des Japonais.


V

Les Américains ont une façon hardie de jeter la civilisation au milieu des déserts, qui déconcerte passablement nos vieilles idées européennes. A-t-on découvert un filon de métal, a-t-on entendu parler d’un placer nouveau, d’un gisement d’huile minérale, on part si loin qu’il faille aller ; on vit comme on peut, on couche sous des tentes, sous des baraques, puis les nouveau-venus apportent quelques capitaux, on améliore la route, on construit un chemin de fer, et enfin on bâtit une ville en pleine forêt à deux pas des tribus sauvages. La ville s’accroît, prospère, lance à son tour des sentinelles avancées autour d’elle, et c’est ainsi que le sol devient un territoire, et le territoire un état. C’est à peu près ainsi qu’on a voulu procéder à Satsporo ; mais le gouvernement, qui avait résolu de coloniser, n’a pas attendu que le besoin d’une ville fût né parmi les colons, comme à Virginia-City ou à San-Francisco ; il a créé d’abord la ville et ensuite attendu les colons, qu’il attend toujours. Ici comme dans le far-west, on avait toutes les difficultés à vaincre, la nature, la distance, la forêt rebelle aux voyages, mais on n’avait point à offrir l’attrait mystérieux de l’or (les mines qui existent dans Yézo sont peu connues encore et point exploitées), et l’on n’avait point à y envoyer une population énergique, laborieuse, âpre au gain. Les pêcheurs de la côte n’eussent consenti à aucun prix à quitter leurs filets pour la hache du bûcheron ; d’ailleurs leur industrie est fort profitable à l’état, qui l’impose, et à la population, qu’elle nourrit ; quant aux habitans du Nippon, pourquoi se seraient-ils expatriés ? Pourquoi quitter une vie pauvre sans doute, mais facile après tout et indolente, pour s’en aller loin du foyer des ancêtres, s’atteler à un