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cependant elle donne lieu à de curieux contrastes. La première station est au pont des caravanes : des centaines de chameaux encombrent la voie et les abords. Rien ne saurait exprimer le trouble jeté dans l’esprit par cette association disparate : les chameaux, chargés de cotons et de figues, agenouillés ou posant lentement leurs larges pieds entre les rails, les wagons, les locomotives fumantes et menaçantes. Ajoutez qu’à cet endroit la ligne traverse un champ des morts turc, tout ombreux et silencieux de ses grands cyprès. Trois ou quatre des lourds et gauches animaux, conduits par un nègre abyssin d’une rare puissance de type, s’arrêtent près de notre wagon et promènent leurs têtes, avec ce balancement rhythmé qui leur est particulier, tout contre notre portière ; homme et bêtes nous regardent de ce grand regard étonné et résigné commun aux races humaines et animales de l’Orient, et semblent se dire avec tristesse : Ceci tuera cela.

Après avoir dépassé le joli village de Boudjah, dont on aperçoit sur la gauche les maisons blanches entre les hauts cyprès, le train court deux ou trois heures dans les vallées marécageuses et désolées du Mélès et du Caystre, entre des montagnes calcaires nues et escarpées, violemment secouées par les tremblemens de terre. La fièvre, la pâle souveraine de toute l’Asie-Mineure, habite presque seule ces humides vallées : on pourrait représenter cette pauvre Asie sous les traits d’un spectre fiévreux assis sur des ruines. Nous descendons à Aya-Suluk, où l’on remarque les restes d’une belle mosquée du XVe siècle, sœur des élégantes et nobles constructions de Nicée et de Brousse. Après un quart d’heure de cheval, on entre dans la plaine d’Éphèse, où se déroule tout autour du mont Prion un amas confus et considérable de ruines. Que dirai-je de ces pierres ? Presque pas une qui ait une beauté propre et vivante encore : des débris seulement, pâture d’archéologue.

Cependant ou a trouvé ici même, il y a quelques années, une des plus merveilleuses reliques de l’art grec : c’est une tête séparée de son corps et déposée aujourd’hui au musée de Sainte-Irène, à Constantinople, parmi des fragmens informes et des restes d’un médiocre intérêt. Ce fruit exquis de l’art ionien, plus humain, sinon plus vrai, que l’art attique, ce chef-d’œuvre d’un Lysippe anonyme est digne de rivaliser avec les marbres historiques de nos galeries d’Europe. Plus on regarde cette figure pensive, plus elle apparaît profonde : ce n’est pas une femme, c’est la femme. Je ne sais quel est son âges sa beauté est toute jeune, sa mélancolie est déjà mûre : on sent que ses jours ont été pleins, partant mauvais. La lèvre de l’Ionienne est sensuelle, ironique un peu ; son œil vague regarde on ne sait où, et sur son front un nuage de tristesse n’a pu éteindre un