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distribue inégalement dans l’espace, et qu’on peut retrouver chez les races primitives ou stationnaires les types exacts des métamorphoses qu’ont subies leurs aînées dans ce cycle éternel où tourne l’histoire. D’ailleurs il ne faut pas trop prendre au tragique toutes ces effervescences, et ne pas donner un sens trop absolu à l’emphase des mots. Dans ce pays, on appelle volontiers « guerre » un coup de fusil et « massacre » un coup de couteau. La louable attitude du patriarche maronite, les sages exhortations des agens étrangers, la proverbiale tolérance des Turcs, feront beaucoup pour l’apaisement momentané, sinon pour la paix définitive que des causes trop profondes de dissentiment ne permettent guère d’espérer de sitôt.


Djébeil, 12-13 novembre.

Enfin notre caravane est organisée. Un matin que le soleil sourit, chassant les nuages noirs qui se réfugient dans les hautes gorges du Sannîn comme une meute que le maître rappelle, nous sortons de Beyrouth par la Quarantaine, sur de bons chevaux chargés de nos fontes et de nos armes, pour aller coucher à Djébeil et de là remonter dans le Kesrouan. Nous traversons le Nahr-Beyrouth sur le pont de Fakhr-ed-Din, au milieu de roseaux et de lauriers-roses rabougris, avant de gagner la grève. Fière et délicieuse sensation : le fer des chevaux fait crier le beau sable doré ; à intervalles égaux, la barre de houle vient les battre avec une plainte rhythmée et les éclabousse jusqu’au poitrail de son écume mousseuse. Nous marchons ainsi tout le jour en contournant le golfe, dans le sable humide, jouant avec la lame qui fuit ou court sur nous comme un jeune chat en gaîté. Je ne sais pas de plus libre sensation de bien-être physique et moral que celle, ressentie à galoper ainsi, au début d’un voyage, dans un triple bain d’air, de lumière et d’eau, légèrement ébloui par le rayonnement de la mer, bercé dans ses pensées par sa plainte monotone. On sent qu’à chaque pas du cheval on secoue derrière soi un des soucis, un des chagrins, une des misères de cette vie civilisée, compliquée et inquiète, dont on a vécu jusque-là, et qu’on entre dans la vie errante et libre de l’homme des premiers jours, exempte de devoirs et de préoccupations factices, mesurée à la force et à l’audace de chacun, rude au corps, mais sereine à l’âme.

De loin en loin nous croisons sur la plage de petites caravanes : des cultivateurs de la côte qui viennent sur leurs ânes porter les cannes à sucre et les fruits à Beyrouth, un prêtre de Tripoli escorté d’un cawas aux vêtemens éclatans, un long troupeau de chamelles que deux Arabes mènent vendre au Caire : ils feront vingt jours de route en longeant la côte et le désert d’El-Arisch.

Avant d’arriver au charmant vallon du Nahr-el-Kelb (le fleuve du