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minutes leur valeur blanche sur le bleu cru de la nappe d’eau. Après l’heure rose, l’heure blanche. — La nuit se fait, solennelle et imposante, sur la montagne biblique. Dans le silence du cloître, le bruit des vagues monte jusqu’à nous. Entendu à ces hauteurs, il produit un effet singulier. C’est une basse continue, sourde et frémissante, comme la chute d’une cascade lointaine, comme le fracas de milliers de chars passant à distance. Le vent, qui ne cesse jamais de battre ces rochers, qu’il souffle de la terre ou du large, mêle sa note à celle des flots. L’air et les eaux parlent seuls là où les prophètes se sont tus : ces deux grandes voix de Dieu sont plus mystérieuses et plus vénérables encore que les oracles d’Elisée. Nous les écoutons longtemps dans une extase recueillie, appuyés aux grilles de la fenêtre, regardant devant nous cette sombre et sonore immensité ; l’infini vu à travers des barreaux de prison, n’est-ce pas l’acte de toute notre vie ?

Partis ce matin au petit jour du Carmel, nous avons marché jusqu’à la nuit pour traverser la longue et monotone plaine d’Esdrelon. Au printemps, nous dit-on, elle se couvre d’un tapis de verdure et retrouve sa grâce sous la parure des fleurs sauvages, les cyclamens, les lis, les jacinthes et les saponaires ; mais à cette époque, « la fleur du Carmel est desséchée, » rien ne vient distraire ou reposer l’œil dans cette vaste étendue de champs pelés aux teintes ocreuses, où se meurent les tiges roussâtres des chardons. Quelques Bédouins, agriculteurs ou pasteurs suivant la saison, cultivent la plaine par endroits et y font pousser un peu de sésame. La maigre récolte est portée à Caïpha par de longues files de chameaux ’, « animaux difformes, gibbeux et onérifères » au dire du bon frère Faber.

La rencontre de ces caravanes est aujourd’hui le seul incident de notre route. Je ne sais rien de gauche comme les silhouettes de ces grandes bêtes, vues de profil sur les lointains de l’horizon : on dirait les arches d’un pont ambulant. Ils se suivent sur une seule file, par troupes de quinze, vingt ou trente, séparés par des intervalles égaux, reliés les uns aux autres par une corde qui étreint leur mufle et agitant une clochette ; un petit âne les conduit, très important et très affairé. Le chameau de Syrie n’a pas la haute taille, les formes étoffées, le poil fourni, tirant sur le brun noir, de celui d’Asie-Mineure : il est généralement étriqué, pelé, calleux, d’un roux blanchâtre ; mais gardons-nous de le mépriser : c’est le philosophe des animaux. On le croit inepte, il n’est que résigné. Il a reconnu l’inutilité des révoltes ; soumis à sa dure condition, il dédaigne les emportemens stupides du cheval, l’entêtement stérile de l’âne. Il marche insouciamment, tirant sa grande langue,