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un écrivain. Arrêtons-nous donc ici un instant avant d’apprécier sa méthode et l’influence qu’elle a exercée sur ses contemporains, pour nous demander si le rôle du critique ainsi entendu ne suppose vraiment que des facultés secondaires, et si, pour en faire son métier, il faut, comme Sainte-Beuve lui-même l’avait pensé, une certaine dose de résignation et de philosophie.

Certes être l’homme non pas d’un seul livre, mais d’une seule foi et d’une seule pensée, n’avoir jamais éprouvé aucun doute sur la vérité de cette conviction unique, régler d’après elle toutes les actions de sa vie, consacrer tous les efforts de son activité à en préparer le triomphe et mourir après avoir assisté à sa victoire, c’est le plus noble emploi qui puisse être fait de la vie d’un homme, c’est la plus belle récompense qui puisse être accordée à son ambition, et j’ai soupçonné parfois que là était le vrai bonheur ; mais une pareille vigueur de croyances est rare dans notre siècle, et il est bien peu d’entre nous qui ne soient atteints plus ou moins profondément par la contagion du doute. Pour ceux-là n’y a-t-il point de remède à leur infériorité et doivent-ils se laisser classer avec résignation au-dessous de tous ceux qui, en littérature ou en politique, appartiennent à la race des croyans ? J’ai peine, je l’avoue, à accepter d’emblée pour eux cette situation. Aiguiser son esprit jusqu’à saisir avec une égale intelligence les différens systèmes qui se partagent et se disputent l’humanité, pénétrer plus avant dans les profondeurs d’une doctrine et en déduire les conséquences avec plus de sûreté que ne le font parfois ses disciples eux-mêmes, faire le tour des choses de l’esprit, dût-on en apercevoir le point faible et la porte par où l’on en pourra sortir, ne demeurer captif d’aucune théorie, se dédommager de ne pouvoir arriver à la certitude en conservant son impartialité, et se venger du doute par l’indépendance, c’est encore un noble emploi des facultés humaines. Celui qui dans cette poursuite ardente de la vérité aura apporté du moins l’ingénuité et la bonne foi, celui qui aura cherché, celui qui aura souffert, celui-là peut envier le bonheur de ceux que j’appelle les croyans, mais il n’a pas du moins à rougir devant eux.

J’ai parlé tout à l’heure de l’influence exercée par Sainte-Beuve, et je veux limiter tout de suite le sens que j’attache à ce mot. Je crois, à vrai dire, assez restreinte l’influence qu’exercent directement les critiques. Deux causes dominantes régissent, à notre avis, le développement des lettres et le mouvement des esprits dans un temps et dans un pays : d’abord l’ensemble des circonstances qui constituent l’état d’une société, les événemens politiques qui ont marqué son histoire, la hiérarchie sociale qui a été le résultat de ces événemens, en un mot tout un ensemble de causes premières dont on pourrait faire l’histoire sous ce titre : de l’Influence des