Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/599

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’homme qui pense est à sa manière une religion, un hommage rendu à la majesté de l’univers. Nos désirs, éphémères qu’ils sont et contradictoires, ne prouvent rien. Ce sont des nuages qui s’entrechoquent au gré des vents ; mais l’ordre sidéral règne et plane au-dessus. Vous êtes, mon cher ami, de la religion de Démocrite, d’Aristote, d’Epicure, de Lucrèce, de Sénèque, de Spinoza, de Buffon, de Diderot, de Goethe, de Humboldt, c’est une assez bonne compagnie. » Laissons de côté ce singulier postulat de l’éternité de la matière, admis, je le sais, dans une certaine école, mais qui ne paraît à quelques esprits récalcitrans ni plus facile à comprendre, ni moins miraculeux que la création. Laissons de côté également cette phraséologie sur la fatalité des lois qui est une consolation, sur la gravité qui est une religion, sur l’ordre sidéral qui plane au-dessus des désirs ; quelle singulière association de noms cependant que cette bonne compagnie de philosophes, et combien Épicure doit être étonné de s’y rencontrer avec le stoïcien Sénèque ! Sainte-Beuve, qui prétendait découvrir en littérature les lois de l’histoire naturelle des esprits et déterminer les caractères de leurs familles, n’aurait pas été évidemment très propre à opérer cette classification dans le domaine de la philosophie, et il aurait été sujet à tomber dans quelques confusions.

Cette confusion d’idées rendait peut-être plus facile à Sainte-Beuve d’accepter quelques-unes des illusions orgueilleuses de l’école scientifique et matérialiste, à laquelle il ne négligeait aucune occasion de se rattacher dans des lettres qu’un heureux hasard rendait toujours publiques. « Qu’on en gémisse ou non, écrivait-il en 1867, on n’est plus libre, la foi s’en est allée. La science, quoi qu’on en dise, la ruine. Il n’y a plus pour les esprits sensés et vigoureux, nourris de l’histoire et armés de la critique, studieux des sciences naturelles, il n’y a plus moyen de croire aux vieilles histoires et aux vieilles bibles… Il se crée lentement une morale et une justice à base nouvelle, non moins solide que par le passé, plus solide même parce qu’il n’y entre rien des craintes puériles de l’enfance. Cessons donc le plus tôt possible, hommes et femmes, d’être des enfans. Ce sera difficile à bien des femmes, à bien des hommes aussi ; mais dans l’état de société où nous sommes le salut et la virilité d’une nation sont là et pas ailleurs. On aura à opter entre le byzantinisme et le vrai progrès. »

Assurément il est assez difficile d’imaginer quelque chose de plus formel dans la négation. Ce ne sont pas seulement les vieilles histoires et les vieilles bibles qu’il rejette ; la vieille morale est sacrifiée également sans qu’on voie bien nettement sur quelle base s’établira cette morale nouvelle qui est destinée à remplacer