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existence dont aucun acte contraire à la délicatesse n’est venu entacher le cours, malgré un amour ardent des lettres et une ardeur infatigable au travail, malgré de sérieuses qualités privées, malgré l’esprit, ce n’est pas assez dire, malgré le génie, pourquoi les générations nouvelles se montrent-elles si peu disposées à la bienveillance pour Sainte-Beuve, et pourquoi refusent-elles à sa mémoire ce charme et ce respect qu’elles accordent parfois à des hommes qui n’ont pas valu mieux que lui ? La postérité, qui n’est pas toujours aussi équitable qu’on le prétend, demeure éprise de certaines réputations qui, passées au crible, ne mériteraient pas plus d’indulgence que Sainte-Beuve ne parait devoir en rencontrer près d’elle. Elle s’est laissé éblouir par leur auréole, et n’a pas cherché à la dépouiller de ses rayons. Pourquoi cette auréole ne brille-t-elle pas autour du nom de Sainte-Beuve, et pourquoi le goût que tout le monde éprouve pour l’écrivain ne nous rend-il pas plus favorables à l’homme ? C’est qu’il lui a manqué dans le caractère ce je ne sais quoi de fier et de relevé qui parle avant tout aux imaginations. C’est qu’il n’a pas toujours suivi dans sa conduite ces routes droites et larges où les chutes que l’on peut faire ne vous empêchent pas de marcher en avant. Dans des temps aussi incertains que ceux où nous vivons, on ne saurait être sévère pour les sceptiques. Heureux, s’il existe, l’homme qui de nos jours n’a jamais douté ! Mais à défaut de convictions arrêtées et d’une foi profonde, le sentiment exquis et raffiné de l’honneur est le seul soutien sur lequel puisse s’appuyer dans la vie celui qui veut toujours porter la tête haute. C’est ce soutien et ce point d’appui qui parfois ont fait défaut à Sainte-Beuve. Le hasard m’a fait un jour assister à une discussion animée entre gens qui comparaient, au point de vue de la valeur morale, Sainte-Beuve avec Mérimée. La controverse était vive : les uns tenaient pour Mérimée, les autres pour Sainte-Beuve. Tout à coup un des interlocuteurs, qui avait gardé jusque-là (et ce n’était guère son habitude) un profond silence, s’écria en commençant à arpenter la chambre à grands pas : « Savez-vous la véritable supériorité de Mérimée sur Sainte-Beuve ? Je vais vous la dire : Mérimée est gentilhomme, Sainte-Beuve n’est pas gentilhomme. » Je n’aurais jamais osé traduire ma pensée sous une forme aussi aristocratique, si je n’avais entendu tomber ce jugement de la bouche de M. Cousin.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.