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mais à cette condition qu’il ne devra pas s’arrêter pour la regarder avant d’être sorti de l’empire des ombres. Orphée touche aux bornes de l’Averne. Plein d’impatience, il se retourne, et Mercure psychopompe, qui a conduit Eurydice jusqu’aux limites du monde des ombres, l’y rentraîne, morte pour la seconde fois, tuée par le regard d’amour de son mari. Orphée tend en vain les bras vers elle pour la saisir, Eurydice n’est déjà plus qu’une ombre blanche et vaporeuse. Au troisième plan, dans les pénombres du fond, Ixion tourne crucifié sur sa roue, Sisyphe roule son rocher, le chien tricéphale hurle, et on voit passer la barque fatale de Caron, le nocher des morts. Le Mercure, d’un fort beau galbe et d’un type juste, porte sur les épaules une draperie pourpre très sombre. Cette draperie, dont on ne peut deviner les attaches, fait un trou dans la toile et semble comme l’antre d’une caverne. La douleur d’Orphée est expressivement rendue. Le mouvement du bras élevé au-dessus de la tête et la cachant en partie est une concession à l’école réaliste, encore que M. Baudry inflige aux adeptes de cette école un si terrible châtiment dans la personne de Marsyas. Autant dans un tableau rempli de figures, comme le Saint Symphorien, l’Entrée des croisés à Constantinople, l’Orgie romaine, il est admissible que quelques visages soient cachés, autant ceci doit être évité dans une composition de trois figures.

À cette toile, il semble donc que celle qui représente la mort d’Orphée doive être préférée. Au milieu d’une vaste prairie d’un vert tendre, le poète chassé, couru, forcé comme une bête par les ménades indomptées, vient de tomber épuisé. A demi mort, il n’attend plus que le coup de grâce. La troupe des femmes thraces, enivrées par la chasse, l’œil enflammé, la gorge au vent, la chevelure flottante, accourt à la curée humaine. Les unes sont tout à fait nues, les autres à peine couvertes de légères draperies. Au premier plan, une bacchante se renverse en arrière, dans un superbe mouvement, pour entraîner Orphée jusque dans les eaux de l’Èbre. D’autres s’acharnent sur lui, le déchirent, le frappent, le griffent. Au second plan, on voit arriver un nouveau groupe de thyades furieuses. Tout au fond, d’autres pourchassent un daim. Ces femmes maigres, nerveuses, échevelées, sont bien les ardentes femelles des satyres et des papposilènes. La tonalité générale est brillante et harmonieuse. Le vert du gazon qui s’étend uniformément, presque sans dégradations, du premier au quatrième plan, et sur lequel se modèlent ces corps blancs et flottent ces draperies de nuances claires, tenues dans des tons frais et transparens, est d’un effet enchanteur. À voir ces tourbillonnemens vaporeux sur cette teinte plate, il semble qu’on ait la vision de ces adorables danseuses d’Herculanum qui se détachent en clair sur un fond uni.