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salle de lecture, de longs promenoirs. Des balcons, on a une vue magnifique sur l’île, la rivière et les berges fleuries de Long-Island. Quelques pensionnaires ont des appartemens entièrement séparés, et peuvent même manger chez eux. Dans un salon, la table est mise et servie avec recherche. En payant, on a tout ce qu’on désire, sauf du vin ou des liqueurs. Adieu gin, wisky et brandy ; mais on peut fumer tant qu’on veut. Si ce n’est pas une compensation, c’est au moins un passe-temps, et les distractions manquent dans ce logis fermé, de tenue austère. Les pensionnaires nous ont paru peu sociables. Ils semblent affectionner l’isolement ; ils ont l’air ennuyé, fatigué, harassé, et cet œil éteint, hébété, hagard, ce ton de chair flasque et pâle qui est particulier aux ivrognes de ce pays. Ceux-ci ne s’allument même pas quand ils boivent, et n’entonnent jamais, le verre en main, de ces refrains animés et joyeux qu’affectionnent d’autres buveurs. Au reste, nul souci, nulle honte d’être vu en pareil lieu ; pas plus d’embarras devant le visiteur que n’en éprouve un malade dans un hôpital. Quelques-uns ne sont-ils pas venus librement se soumettre au traitement du logis ? On nous regarde passer avec indifférence, sans un mot, sans un salut. En voilà qui sont étendus paresseusement sur leur lit, ou se balancent du matin au soir sur leur rocking-chair, la chaise berceuse américaine. On les aperçoit par la porte de leur chambre entre-bâillée. Tous s’ennuient profondément.. Que ne prennent-ils une ligne et ne vont-ils s’asseoir sur le bord de la rivière voisine, ou une bêche pour remuer la terre aux alentours ? Les prisonniers ont meilleure mine ; ceux-là aident à la maison, chargent des pierres, construisent un quai ?

Nous avions hâte de sortir de l’atmosphère de tristesse et de spleen qui semble régner dans cet établissement. Nous achevâmes notre visite par un coup d’œil jeté sur la chambrée des soldats invalides, qui habitent une aile de l’édifice. À quelques mètres de distance, quel changement ! Ici de bonnes figures, un air martial, ouvert, accueillant, rehaussé souvent par une blessure des plus honorables, un bras de moins, une jambe de bois. On se lève à notre approche, on nous salue militairement, on entre en conversation familière avec nous. La plupart sont de jeunes soldats qui appartenaient aux milices de New-York pendant la guerre de sécession. Ils sont là plusieurs centaines, disciplinés, obéissans, se livrant, quand ils le peuvent, à quelque léger travail. Quelques-uns jouissent d’une petite pension et vont eux-mêmes en toucher le montant tous les trimestres à New-York. Ils sont passionnés pour la lecture. On les laisse par tolérance prendre des livres dans la bibliothèque de l’asile, où les buveurs sont moins empressés qu’eux. Ils dévorent tout ce qui leur tombe sous la main. Il y a quelques années, un révérend attaché à l’hôpital voisin des émigrans leur ayant