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contente plus de réunir un grand nombre de manuscrits, on les étudie avant de s’en servir, on les compare entre eux, et l’on cherche à les classer. On n’a pas de peine à s’apercevoir, quand on les regarde de près, qu’ils n’ont pas été tous copiés les uns sur les autres, et qu’ils procèdent de rédactions, ou, comme on dit, de recensions différentes. A diverses époques de l’antiquité, le texte des grands écrivains a été remanié[1] ; des professeurs de rhétorique ou de grammaire, obéissant aux ordres d’un grand seigneur qui les protégeait, ou aux désirs du public, se sont chargés d’en faire des éditions nouvelles, dont on tirait aussitôt un nombre considérable de copies, et qui se trouvent reproduites avec beaucoup d’altérations dans quelques-uns des manuscrits que nous avons conservés. Le premier travail d’un éditeur moderne doit être de chercher à laquelle de ces rédactions se rattachent les manuscrits qu’il consulte. Selon qu’ils s’écartent ou se rapprochent les uns des autres, il les groupe en familles distinctes, qui proviennent de sources différentes, et dont chacune emprunte son importance à la valeur même de la rédaction qu’elle reproduit. Il peut donc se faire qu’un manuscrit, souvent médiocre et fautif, d’une très basse époque, mérite d’être préféré à tous les autres, parce qu’il représente pour nous une recension plus ancienne et meilleure, et qu’il nous permet de nous en faire quelque idée. Une fois qu’on est fixé sur celui qui doit être le fond de l’édition qu’on prépare, le plus fort du travail est fait. A la vérité, il reste à dégager le texte véritable des erreurs sans nombre qui le défigurent, mais on y arrive assez sûrement aujourd’hui : on peut dire que c’est devenu de nos jours l’objet d’une véritable science, qui a ses principes, ses procédés, ses règles, et qu’on a fait entrer la méthode dans ce qui n’était jusqu’ici qu’une divination. On n’a pas seulement appris à distinguer dans les manuscrits les bonnes leçons qu’ils renferment, on sait tirer profit des fautes dont les meilleurs ne sont pas exempts. Sous les altérations de tout genre que leur ont fait subir les copistes ignorans et les correcteurs maladroits, on retrouve et l’on distingue la copie primitive d’où ils dérivent. Quoiqu’elle soit perdue quelquefois depuis plus de mille ans, un philologue habile reconnaît à certains indices comment elle était faite ; il vous dira si elle était bien ou mal écrite et en quels caractères ; il sait de combien de lignes se composait

  1. Il l’a été surtout au IVe siècle. À ce moment, les patriciens de Rome, restés païens, s’occupaient avec ardeur des grands écrivains, dont ils étaient fiers. Étudier Cicéron et Virgile, répandre leurs ouvrages, en donner des éditions plus correctes pouvait paraître une manifestation anti-chrétienne. Sur les plus anciens manuscrite d’Horace, on lit le nom du consulaire Vettius Agorius Mavortius, qui nous dit « qu’il a corrigé comme il a pu cet exemplaire avec l’aide de maître Félix, professeur d’éloquence à Rome. »