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informations inexactes, et il a brodé ses charmantes fantaisies sur une erreur historique. Quand la bataille de Nevill’s Cross fut livrée, la reine n’était plus en Angleterre ; depuis plus d’un mois, elle avait passé la mer pour rejoindre son mari.

Les erreurs de ce genre sont malheureusement fort communes chez Froissart, et M. Luce, malgré l’affection que son auteur lui inspire, ne les a pas dissimulées. Il les relève impitoyablement dans les notes du sommaire. On y voit que Froissart a fort peu de souci de l’exactitude, et qu’il n’y a presque pas de page dans ses Chroniques où il ne lui arrive de se tromper. Les documens authentiques, quand nous les avons conservés, le démentent à chaque instant. Sans cesse il prend une ville pour une autre, il mêle les récits, il confond les temps et les personnes et ne place pas les événemens à leur date. On n’en est pas trop surpris quand on songe à la manière dont il composait son ouvrage. Au lieu de consulter les actes officiels, qui ne varient pas, il prend ses informations auprès des survivans des grandes luttes qu’il veut raconter, et se fie à leurs souvenirs ; mais, pour le détail et les petits faits, leur mémoire n’était pas toujours fidèle. Qu’importait à Chandos ou au Prince Noir, si longtemps après les événemens, que tel château eût été pris avant tel autre, ou que telle action d’éclat, qu’ils n’avaient pas oubliée, se fût accomplie devant Agen ou devant Angoulême ? Ils pouvaient donc de la meilleure foi du monde tromper l’historien qui recueillait pieusement leurs récits. Ajoutons que Froissart se trompait souvent lui-même. L’abondance des anecdotes qu’il avait recueillies partout devait les brouiller dans sa tête. Cette façon de procéder par retouches et remaniemens successifs dans la composition de son ouvrage était pleine aussi de dangers. Lorsqu’on lui apprenait quelque détail piquant qu’il avait jusque-là ignoré, il s’empressait d’en enrichir ses Chroniques, mais il ne l’insérait pas toujours où il devait être, il le plaçait plus tôt ou plus tard qu’il n’était réellement arrivé. C’est ainsi que la peine qu’il s’est donnée de recommencer tant de fois son histoire, tout en lui permettant de corriger quelques fautes, lui a donné l’occasion d’en commettre de nouvelles.

Froissart a donc été très souvent inexact par légèreté, par négligence ; l’a-t-il jamais été de parti-pris ? Peut-on l’accuser d’avoir commis des mensonges volontaires pour égarer l’opinion ? M. Luce l’en défend, et, je crois, avec raison. Il traitait trop sévèrement « ces jongleurs de place qui ont chanté et rimé les guerres de Bretagne et corrompu, par leurs chansons et rimes controuvées, la juste et vraie histoire, » pour vouloir faire comme eux. Il se donne cet éloge d’avoir écrit « loyalement et justement, » et l’éloge est en somme mérité. Ce qui lui rend la justice plus facile, c’est qu’il n’a