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les oublier ou les obscurcir ce serait péché. » Voilà de quelle manière il entend l’exactitude et l’impartialité de l’histoire. Il n’est sévère que pour les traîtres et les lâches ; de quelque côté qu’ils soient, il les flétrit sans pitié, même quand la franchise pourrait présenter quelques dangers pour lui. Malgré les liens qui l’unissent à la noble maison de Luxembourg, il nous raconte avec une ironie cruelle que Charles de Bohême, le frère d’un de ses plus zélés protecteurs, qui était venu « en grande ordonnance » sur le champ de bataille de Crécy pour y combattre avec les Français, quand il vit que les choses allaient mal pour eux, s’en retourna au plus vite, « et ne saurais vous dire, ajoute-t-il, quel chemin il prit. » En revanche, tous ceux qui sont hardis, entreprenans, « qui s’osent aventurer » et se battent bien, pour quelque cause qu’ils se battent, peuvent être assurés de sa sympathie. Il est tout prêt à leur pardonner beaucoup, et oublie aisément leurs méfaits pour ne songer qu’à leur courage. On connaît la phrase célèbre qu’il a écrite à propos de ces pillards des grandes compagnies qui ravageaient la France : « et toujours gagnaient pauvres brigands. » Ailleurs il a représenté un de ces « pauvres brigands » qui, après avoir vendu au comte d’Armagnac le château d’où il tenait à sa discrétion tout le pays d’alentour, regrette le marché et voudrait bien recommencer sa vie d’aventure. « Il imaginait en soi, nous dit-il, que trop tôt il s’était repenti de faire bien, et que de piller et rober comme il faisait auparavant, tout considéré c’était bonne vie. Parfois il en devisait avec ses compagnons qui l’avaient aidé à mener cette existence, et leur disait : Il n’est plaisir ni gloire en ce monde que de guerroyer de la manière que nous l’avons fait ! Comme nous étions réjouis quand nous chevauchions à l’aventure, et pouvions trouver par les champs un riche abbé, un prieur, un marchand, ou un convoi de mules chargées de draps de Bruxelles, ou de pelleterie venant de la foire au Lendit ou d’épiceries venant de Bruges, ou de drap de soie de Damas ou d’Alexandrie ! Tout était nôtre ou rançonné à notre volonté. Tous les jours, nous avions nouvel argent. Les vilains d’Auvergne ou de Limousin nous pourvoyaient, et nous amenaient en notre château les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis et les moutons tout gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés comme rois, et, quand nous chevauchions, tout le pays tremblait devant nous… Par ma foi, cette vie était bonne et belle ! » Voilà un brigand fort épris de son métier, et Froissart, qui le fait parler avec tant d’ardeur et de conviction, ne l’est guère moins que lui. C’était du reste l’opinion commune dans ce grand monde qu’il fréquentait. On y avait d’ordinaire pour les pillards la