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La nuit polaire, dans les latitudes où hivernait la Germania, se termina au commencement de février ; un mois après, le soleil restait assez de temps sur l’horizon pour qu’on pût entreprendre de grandes excursions en traîneau. Alors commença la tâche vraiment scientifique des explorateurs. Cette tâche représente une série de travaux d’Hercule qui déroute l’imagination. Le pays n’offrant point la moindre ressourcé, les voyageurs sont obligés d’emporter toute chose avec eux ; aussi le lourd véhicule joue-t-il le rôle de ce « vaisseau du désert » dont la perte peut entraîner celle de toute une caravane. Revêtus de pesantes fourrures, le visage entièrement masqué, les touristes s’attellent eux-mêmes au traîneau ; contre l’âpre bise qui les fouette ils luttent arc-boutés en quelque façon dans le dur effort du remorquage. L’œil, obsédé par les monotones reflets de l’immensité blanche, ne sait où se reposer ni comment juger des distances ; il est à tout instant le jouet de mirages qui s’évanouissent pour renaître en un autre point de l’horizon avec les effets de réfraction les plus décevans. Les alertes et les insomnies de la nuitée aggravent encore les souffrances de ces marches où l’énigme géographique s’en mêle pour ainsi dire à chaque pas, et où l’on peine souvent tout un jour pour fournir une simple traite d’un quart de lieue ; mais que ne peut la constance de l’homme quand la science est son objectif ! Les pionniers de la Germania s’avancèrent ainsi jusqu’au-delà du 77e degré de latitude par 18° 50’ de longitude ouest de Greenwich. D’un océan libre vers le pôle nulle trace, cette année-là du moins, le long de la côte groënlandaise. Partout, au nord et à l’est, la mer apparaissait solidement pontée par les glaces. N’eût été le manque de provisions, la colonne voyageuse eût pu, sur ces plaines à perte de vue, pousser indéfiniment son traîneau. La banquise proprement dite, sans protubérances remarquables, se prolongeait à deux lieues environ de la rive, qui, à partir de ce point extrême, semblait s’infléchir dans la direction du nord-ouest, où la perspective se trouvait barrée par de hautes montagnes couronnées de glaciers.

Dans les deux mois qui suivirent, les voyageurs explorèrent, tour à tour en traîneau et en chaloupe, les baies profondes et des fiords aux vastes estuaires qui sont à l’ouest et au sud des îles du Pendule. Déjà dans le courant de mai se montrent à cette hauteur du globe les signes précurseurs de la belle saison, et l’on voit poindre les prémices de la maigre végétation groënlandaise. Sous les ponts de neige et les voussures des glaciers chante le murmure des eaux courantes ; de longs vols d’eiders arrivent du midi, l’ortolan polaire fait entendre son gazouillement, les lemmings, sorte de lapins septentrionaux, se faufilent parmi les éboulis de roches, les lièvres blancs savourent les jeunes pousses de mousse et de saxifrage, tandis que les rennes au corps élancé animent les profondeurs des torrens, et qu’au loin, à travers les nappes de glace