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montagne (cap Brünn), du haut de laquelle ils purent reconnaître la configuration générale du pays ; la cime la plus élevée mesurait 5,000 pieds d’altitude. Enfin arriva le moment de songer au retour. Le 20 mai 1874, on se mit en route ; mais il fallut abandonner le navire. Tous les membres de l’expédition étaient d’ailleurs sains et saufs, le mécanicien seul était mort. Pendant quatre-vingt-dix jours, à l’aide des traîneaux et des chaloupes, tantôt sur la glace, tantôt en mer libre, les glorieux pionniers de l’Autriche errèrent dans des parages inconnus, suivant toujours la direction de l’aiguille du compas vers le sud. Au début, les vents contrarièrent leur marche à tel point qu’après deux mois révolus ils ne s’étaient éloignés du navire qu’à la distance de 8 milles marins. Les provisions commençaient à s’épuiser, lorsqu’ils atteignirent, le 18 août, la Nouvelle-Zemble. Six jours après, ils s’embarquaient sur un navire russe, le Nicolas, qui les transportait à Wardöé.

Si les vicissitudes essuyées par cette mémorable expédition, dont le récit officiel ne nous est pas encore parvenu, donnent la mesure des difficultés qu’on éprouve à suivre dans ces parages un plan concerté d’avance, elles montrent aussi qu’avec du sang-froid et de la constance on peut dompter les résistances du chaos polaire. Un jour viendra sans doute où les conditions de la vie arctique nous seront en quelque sorte familières, et où le navigateur en affrontera moins timidement les sombres horreurs. Déjà il réussit à s’orienter tant bien que mal dans les détours changeans du grand labyrinthe ; il en a sondé les profondeurs, étudié les courans et les contre-courans ; il sait à quelle époque telle passe s’obstrue ou se dégage, et quelles routes suivent dans leurs migrations régulières les glaces poussées vers le sud. Les traits principaux de cette géographie exceptionnelle se trouvent donc à peu près fixés ; l’essentiel est de ne plus interrompre la série des voyages polaires. Trop longtemps on n’a procédé dans cette voie que par bonds et comme par caprice, on a été prodigue d’audace et de courage ; mais on a manqué d’esprit de suite. Or les expériences, pour acquérir leur pleine valeur scientifique, ayant besoin d’être continues, il faudrait que toutes les nations se relevassent à tour de rôle, suivant leurs ressources, dans cette faction attentive aux avant-postes du monde arctique ; c’est dans tous les cas une question qui mérite bien d’être examinée au grand congrès international de géographie qui se doit réunir à Paris au mois d’avril de cette année.


JULES GOURDAULT.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.