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Je n’avais pu trouver un bon cheval. Celui qui nous conduisait paraissait très fatigué quand nous arrivâmes au cabaret de la Violette, situé au détour de la route, en face du chemin de Flamarande. Je n’avais pas dit au conducteur où j’allais précisément. J’avais annoncé une journée de six à huit lieues. L’habitude de compter par kilomètres n’était pas encore populaire dans les campagnes, et la lieue de pays était une mesure vague qui prêtait à contestation. Aussi, quand j’ordonnai à mon homme d’entrer dans la montagne, il discuta, prétendit avoir fait plus de dix lieues, et déclara que son cheval n’irait pas plus loin ce jour-là. Je pouvais très bien coucher à la Violette, qui était là devant nous, un bon gîte, disait-il, bien qu’il ne payât pas de mine. Je m’y refusai, et pour avoir raison de sa résistance je lui permis de faire reposer son cheval et de boire un verre de vin à la Violette, bien qu’il m’eût déjà fait faire à michemin une halte de deux heures. Je demandai une tasse de lait pour Gaston. J’avais apporté des gâteaux, je le lis manger et m’armai de patience.

L’endroit était triste, un véritable désert de bruyères, sur un sol si tourmenté qu’on n’apercevait à perte de vue ni cabanes, ni troupeaux. La route, n’étant, à vrai dire, qu’un chemin d’utilité communale, était peu fréquentée ; nous n’avions durant les deux dernières heures rencontré qu’un muletier.

La nuit tombait, et mon automédon me questionnait sur le but de mon voyage. J’allais lui répondre quand je vis entrer le muletier que nous avions devancé et dont la figure ne m’avait pas frappé. — Ah ! voilà Yvoine ! s’écria notre hôte ; sois le bienvenu, mon vieux, et assieds-toi là. Où donc vas-tu aujourd’hui ?

Ce nom d’Yvoine réveilla mes souvenirs. C’était le montagnard que nous avions rencontré portant le bagage de M. de Salcède le jour où je le vis pour la première fois revenant à pied de Flamarande. Il avait rebroussé chemin avec nous, et avait accompagné le lendemain jL le comte à la chasse. Depuis il était venu à Montesparre apporter des plantes de montagne à Salcède, et se mettre à ses ordres pour de nouvelles excursions que Salcède, enchaîné par l’amour, avait toujours différées. Je connaissais donc très bien Ambroise Yvoine, un brave homme faisant tous les petits métiers de la plaine à la montagne. Il me sembla qu’il me regardait avec attention, et je me sentis très inquiet ; mais après quelque hésitation il me parut absolument trompé par l’arrangement de ma figure, de ma voix et de mes manières. Il répondit à ses hôtes qu’il allait à la foire de Salers vendre trois mulets, et il demanda le gîte pour la nuit. On lui apporta à souper. Il me regardait de temps en temps, mais il détournait les yeux comme par savoir-vivre quand je le regardais.