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par l’effroyable despotisme des pharaons, si accablé de tailles et de corvées, si souvent roué par le bâton des percepteurs de l’impôt, ce peuple-là était gai, industrieux, doucement résigné comme le fellah. A certains jours, aux grandes panégyries, surtout aux fêtes des déesses Bast et Hathor, le forgeron éteignait son four, le tailleur de pierres, courbé dès le lever du soleil, redressait son échine, le barbier ne courait pas de quartier en quartier, le batelier laissait sa longue barque amarrée dans les roseaux, le maçon descendait de son échafaudage, le tisserand, amolli comme une femme par sa vie sédentaire, sortait de sa maison, le teinturier laissait ses haillons et ses eaux puantes, le blanchisseur déposait son battoir sur le quai, le chasseur d’oiseaux aquatiques accrochait son filet à une poutre, et le pêcheur oubliait les crocodiles immobiles sous les touffes de papyrus[1]. Tout ce bon peuple se livrait alors aux instincts débridés de la brute cynique qui rue et hennit au cœur de l’homme le plus durement maté par la civilisation. Hérodote les a vus courir par milliers à ces fêtes : tous, hommes, femmes et enfans, soufflaient dans des instrumens ou accompagnaient les chants en battant des mains, comme sur les bas-reliefs ; les barques passaient-elles devant une ville, on envoyait des lazzis aux riverains. Les femmes se démènent, crient, dansent, se troussent sans pudeur. Après les sacrifices, on se donne de bons coups, en riant d’abord, puis quelques crânes se fendent ou éclatent sous le bâton dans la mêlée : ce sont là jeux de plèbe. Le dieu qui mène l’orgie de ce peuple le plus policé de la terre, c’est la liqueur rouge ou blanche de la vigne, cultivée en Égypte dès les temps les plus reculés. Les scènes d’ivresse ne sont pas très rares sur les monumens de l’ancien empire. Les scribes recommandent souvent à leurs élèves de s’abstenir de boissons enivrantes. Voici une piquante peinture de la vie des jeunes débauchés égyptiens : « On me dit que tu abandonnes les lettres, que tu cours de rue en rue, fleurant la bière. Toutes les fois qu’on abuse de la bière, elle fait sortir un homme de soi-même ; c’est elle qui met ton âme en pièces. Tu es comme une rame arrachée de sa place et qui n’obéit plus d’aucun côté ; tu es comme une chapelle sans son dieu, comme une maison sans pain dont le mur est trouvé vacillant et la poutre branlante ; les gens se sauvent devant toi, car tu leur lances de la boue et des huées. Sachant que le vin est une abomination, abstiens-toi des outres, ne mets pas les cruches devant ton cœur, ignore les jarres. Instruit à chanter avec accompagnement de flûte, à réciter avec accompagnement de chalumeau, à moduler avec accompagnement de kinnor, à chanter avec

  1. Voyez le petit traité fort ancien, dédié par un scribe à son fils, où ces métiers sont énumérés avec leurs inconvéniens et leurs misères, dans Maspero, l. I, p. 48-73.