Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/865

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’impatience du génie. Une fois Gaëte pris et le royaume des Deux-Siciles assuré à Joseph, Ségur avait pris congé du roi pour revenir en France. Quelques jours après, il était à Saint-Cloud, essuyant le feu des questions de l’empereur, un feu plus terrible que celui des remparts de Gaëte. Pourquoi a-t-on fait ceci ? pourquoi a-t-on fait cela ? « Que mon frère ignore la guerre, c’est tout simple ; mais il avait auprès de lui des hommes de grande renommée, Régnier, Saint-Cyr, Masséna ; qu’ont-ils fait ? Quoi ! se disperser ainsi ! mais ils ne savent donc plus la guerre ? C’est à n’y rien comprendre ! » Ségur essaie en vain d’expliquer, d’atténuer les fautes commises ; l’empereur voyait de loin l’échiquier des batailles, comme s’il l’avait eu sous les yeux. Toute cette conversation ou plutôt ce monologue de Napoléon à propos de Gaëte et du royaume de Naples est à lire dans le texte même de Ségur.

Ce jour-là, il ne fut pas seulement question de Gaëte ; Ségur avait vingt-six ans et songeait à se marier. « Le reste de cet entretien, écrit l’auteur des Mémoires, me fut si personnel, il fut même si paternel pour moi de la part de Napoléon, que les détails en seraient déplacés ici. J’en citerai seulement, les derniers mots, parce qu’ils prouvent que l’empereur était alors loin de croire à l’agression, pourtant si prochaine, du roi de Prusse : « Reposez-vous donc et mariez-vous, me dit-il ; il y a temps pour tout, et il n’est nullement question de guerre. » Ceci se passait aux derniers jours du mois de juillet 1806. Cinq ou six semaines après, au commencement du mois de septembre, Ségur, déjà marié, repartait avec l’empereur pour de nouveaux champs de bataille. A l’âge de vingt-six ans, il a déjà fait les campagnes des côtes, d’Ulm, d’Austerlitz, de Naples ; maintenant, sans plus de repos, il va faire les campagnes de Prusse et de Pologne.

Entraîné par la reine, par les princes, par l’aristocratie, par les ministres, par l’armée entière tout enivrée des souvenirs du grand Frédéric, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III avait déclaré la guerre à Napoléon ; or, avant de quitter Paris le 24 septembre 1806, Napoléon, le doigt sur la carte, annonça l’anéantissement de l’armée prussienne vers le 15 du mois suivant, et désigna le général Clark pour être gouverneur de Berlin vers la fin d’octobre. Ségur tient ce fait de Daru lui-même, qui en fut témoin. Daru ajoutait un autre détail non moins significatif ; huit jours après, le 2 octobre, à Mayence, comme il demandait à l’empereur l’autorisation de faire suivre le trésor, l’empereur répondit simplement : « Le trésorier suffira. » Et en effet le trésor resta en France. Le trésorier, c’était le vainqueur. On aurait peine à y croire, si la chose n’était attestée par Daru et Ségur : au moment de s’engager dans une si grande guerre, Napoléon n’emporta que 24,000 francs pour entretenir et