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à Liady, à Smolensk. Quelle course effrénée ! Le kibilk du colonel Swetchine est resté à Byalistock, en Pologne ; ce sont des traîneaux désormais qui les emportent, lui et ses gardiens, au-delà du Niémen, au-delà de la Bérésina, au fond de la vieille Russie. A Smolensk, il a deux ou trois semaines de repos et d’espérance ; le gouverneur de la province, le comte Apraxine, est un des plus grands seigneurs de la cour de Catherine II, un ancien ami et un admirateur du comte de Ségur. Apraxine le retient auprès de lui pour l’associer à ses projets ; n’y aurait-il pas moyen de renouer l’alliance de la France et de la Russie ? Ce que le comte Apraxine fait de son côté auprès de l’empereur Alexandre, le jeune Ségur ne pourrait-il le faire auprès de l’empereur Napoléon ? Pendant qu’ils combinent ces plans, Apraxine est dénoncé à Saint-Pétersbourg par ses ennemis, et il reçoit l’ordre de faire partir Ségur à l’instant même, quel que soit l’état de ses blessures. On envoie le prisonnier tout au nord, à Vologda, dans la région de la Mer-Blanche !

Apraxine a voulu du moins choisir celui qui commandera l’escorte, c’est un jeune officier plein de grâce et d’entrain, le prince Moustaphine. Le traîneau part au galop de trois chevaux ; il semble que le prince Moustaphine ait voulu étonner un étranger par la fabuleuse rapidité du traînage russe. « Nous dévorions l’espace, dit Ségur ; champs de neige, villes et villages à demi ensevelis, forêts immenses de noirs sapins, de tristes mélèzes, de pâles bouleaux, surtout entre Jaroslaf et Vologda, tout passait, tout fuyait derrière nous et disparaissait en un clin d’œil. » Cette course vertigineuse, entremêlée, comme on pense, de plus d’un accident, dura neuf jours et neuf nuits. Ségur arrive enfin dans la ville qui lui est assignée comme prison. Il a traversé les gouvernemens de Smolensk, de Kalouga, de Vladimir, de Jaroslaf, le voici à Vologda. Son courage et sa gaîté lui ont tout à fait gagné le cœur du prince Moustaphine. Au moment de quitter son prisonnier, le jeune officier russe a des larmes dans les yeux ; il lui laisse ces mots écrits de sa main sur la feuille d’un carnet : « souvenez-vous de moi, et Dieu veuille que je vous revoie encore ! » C’était le 19 février 1807. Des mains de ce jeune officier si cordial, Ségur passe aux mains du gouverneur de Vologda, « un grand et long Allemand, maladif, phlegmatique, taciturne, » qui ne promettait aucune consolation au captif. Le gouverneur tint plus qu’il n’avait promis, il fut bon et même hospitalier. Autour de lui, deux fonctionnaires russes, le maître de police et le chef de justice, M. Volkof et M. Barnavolok, procurèrent au prisonnier français les agrémens d’une société d’élite. Il y avait là de belles jeunes filles qui lui demandaient gracieusement des vers et qui les obtenaient sans peine. Ainsi remis en veine, Ségur