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chargeât de vouloir pour elle. Le maréchal était tout-puissant, il ne tenait qu’à lui d’imposer son arbitrage aux partis ; mais ce rôle d’arbitre demande une activité d’esprit, une hauteur et une fermeté dans le caractère que ne possède point le duc de La Torre. Les plus clairvoyans de ses amis et de ses ennemis annonçaient déjà qu’il serait au-dessous de son rôle, que son omnipotence ne lui servirait de rien, que comme précédemment la possession du pouvoir engourdirait ses facultés et le frapperait de torpeur. L’Espagne lui demandait deux choses pour justifier le coup de force qui l’avait fait son maître, à savoir de la délivrer des carlistes et de pourvoir à son avenir en lui donnant un gouvernement régulier, approprié aux circonstances et à ses intérêts, et qu’elle eût accepté de sa main sans trop le discuter. Le duc de La Torre n’a exercé qu’une dictature inutile et inactive. Il n’a pas trouvé le secret d’en finir avec la guerre civile, et sa politique flottante et louche n’a rien fait pour préparer la solution que le pays réclamait. Il s’est appliqué à se taire, à ne point s’engager, à ne trahir aucune préférence pour aucune forme de gouvernement. Il n’a eu d’avis sur rien, il attendait que les circonstances avisassent pour lui, et en vérité il lui était plus difficile qu’à un autre de prendre une décision et d’arrêter son choix, car personne n’est plus étranger que lui à toute passion politique, personne n’est plus indifférent à toutes les disputes d’idées et de systèmes, personne plus que lui n’use et n’abuse du droit de n’avoir point d’opinions ; mais un gouvernement qui n’a point d’opinions ne peut convenir longtemps à un pays qui en a trop et qui aspire à se délivrer de ses incertitudes.

Quand le général Prim se renfermait dans un mystérieux silence, c’est que l’heure de parler n’était pas encore venue et qu’il savait l’attendre patiemment ; mais personne ne le soupçonnait de se taire parce qu’il n’avait rien à dire. Il savait ce qu’il voulait ; il avait décidé qu’il régnerait par procuration, c’est-à-dire par l’entremise d’un roi de son choix, qui lui prêterait au préalable un serment d’allégeance. Le duc de La Torre ne passe pas pour être moins avide de grandeurs que ne l’était le général Prim ; mais le pouvoir lui enlève cette netteté d’esprit qui voit clairement le but et le chemin qui y conduit, et il a peine à se reconnaître dans le partage de ses pensées, dans la confusion de ses rêves. Il pouvait opter entre deux partis et deux conduites qui lui offraient l’une et l’autre des avantages certains : avec l’aide des radicaux convertis à la république unitaire, il devait organiser un gouvernement démocratique dont la présidence lui était assurée, ou bien, liant partie avec les alphonsistes, mettre son épée et son influence au service de leur prince. Il aurait pu faire ses conditions, elles étaient acceptées d’avance, et on était disposé à acheter aussi cher qu’il l’eût voulu son précieux concours. Républicains et alphonsistes ont multiplié leurs efforts