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les lecteurs fussent très nombreux. Par bonheur, le Morning Chronicle donnait alors une édition du soir sous le nom d’Evening Chronicle. Dickens demanda d’abord la faveur d’y continuer ce qu’il appelait ses Esquisses des rues, et ensuite une augmentation d’honoraires. Les deux requêtes parurent honnêtes, et l’on y fit droit. Il y en eut bientôt une troisième qui ne fut pas moins bien accueillie, et le Times annonça que M. Charles Dickens avait épousé la fille aînée de M. Hogarth, de l’Evening Chronicle ; mais cette faveur-là, il aurait mieux valu, comme la suite le montra, que Dickens ne l’obtînt jamais : ce fut une des rares erreurs de sa vie. Le jeune couple alla d’abord s’établir dans le petit village de Chalk, entre Gravesend et Rochester, et peu après Dickens abandonna la sténographie pour s’occuper uniquement de ses romans. Il réunit en deux volumes ses esquisses de mœurs bourgeoises et populaires sous le titre de Sketches by Boz, et fit paraître les premières livraisons à 1 shilling de son fameux Pickwick (Posthumous Papers off he Pickwick Club). En même temps, adoptant dès lors un système de composition qui explique en partie la confusion qu’on a signalée dans les intrigues de ses fictions, il commença Oliver Twist avant que Pickwick fût terminé. Il fut longtemps obligé de conduire ainsi son génie à grandes guides pour suffire aux besoins de sa nouvelle position, et parce qu’il avait commis la faute de se « vendre en esclavage » à un éditeur peu scrupuleux auquel il dut racheter au prix de 50,000 francs la propriété des Sketches, qu’il lui avait vendue 1,500. Les nouveaux éditeurs, il est vrai, lui fournissaient les fonds nécessaires, mais l’auteur ne faisait que changer de servitude. Sous une forme ou sous une autre, ne faut-il pas payer sa gloire? En attendant, le pseudonyme burlesque que Dickens avait pris était en passe de devenir célèbre[1]. On avait remarqué les Sketches, où Dickens se montre déjà avec l’originalité de son humeur et sa minutieuse observation. En revanche, les premières livraisons de l’histoire de Pickwick avaient été moins appréciées. Ce fut seulement à la cinquième, où Sam Weller entre en scène, que l’Angleterre reconnut dans cet épique personnage un autre Sancho Pança non moins vivant que celui de Cervantes. Dès lors on ne parla plus que de Pickwick. A quelque classe de la société qu’ils appartinssent, tous ceux qui savaient lire y prenaient un plaisir égal. Magistrats en perruque, ou écoliers en veste ronde, qu’on entrât dans la vie ou qu’on en sortît, le charme s’étendait à tous. On en cite un bien plaisant exemple : un grave clergyman

  1. Il avait donné à son petit frère, en l’honneur du vicaire de Wakefield, le surnom de Moses, qui, prononcé avec un nasillement comique, devenait Boses, et par abréviation Boz.