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aux personnages littéraires des petites villes. Ma joue a perdu une fossette : c’est un sage législateur qui me l’a dérobée ; je m’en suis aperçu au moment même où elle s’envolait. En revanche, je suis réellement redevable d’une bonne large grimace à P… E.,., critique de Philadelphie, seul propriétaire de la langue anglaise dans sa pureté grammaticale et idiomatique, lequel m’avoua que j’avais réveillé une nouvelle ère dans son esprit. » Toujours est-il qu’après avoir visité la Prairie et le Niagara l’hôte des États-Unis ne fut pas fâché de se retrouver à Montréal au milieu de vrais compatriotes, et de rentrer en Angleterre, où il arriva dans l’été de 1842.

Deux ouvrages se rattachent au premier voyage de Dickens en Amérique, un livre de descriptions et un roman. Le premier en date, American Notes, n’est guère qu’un arrangement des notes et des lettres que le voyageur avait écrites durant son séjour dans le Nouveau-Monde. Entre le désir d’instruire ses lecteurs anglais et la nécessité de ménager ses lecteurs américains, l’auteur ne réussit à satisfaire personne. Ceux-ci, pour les quelques vérités qu’il leur avait dites, le traitèrent d’ingrat, et ceux-là, ne trouvant, pas dans le livre tout ce qu’ils en attendaient, le jugèrent incomplet. La vérité est que Dickens n’avait pas trouvé non plus au-delà de l’Atlantique tout ce qu’il s’attendait à y voir. Cependant ses descriptions étaient pleines de fraîcheur, d’entrain, et au fond sans malice. Toute allusion aux personnes en avait été soigneusement écartée ; mais en général on était un peu déçu, quoique de bons juges, parmi lesquels Jeffrey, fussent d’avis que le récit était attachant et fidèle.

A la publication des Notes sur l’Amérique succéda celle de Martin Chuzzlewit. Dickens n’avait jusqu’alors rien écrit d’aussi puissant, jamais son observation n’avait été plus mordante, jamais ses personnages n’avaient été dessinés avec plus de vigueur et d’originalité. Cependant le succès fut d’abord beaucoup au-dessous de ce qu’avaient espéré les éditeurs du nouveau roman. Il est toujours difficile d’expliquer ces erreurs du public dont fourmille l’histoire de la littérature, car elles proviennent souvent de causes obscures ou futiles qui échappent à l’appréciation. D’autre part, il est bien dur pour un écrivain de voir son public diminuer, ne fût-ce que pour un instant, au moment même où il sent qu’il n’a jamais mieux mérité ses suffrages. C’était un peu le cas pour l’auteur de Martin Chuzzlewit. Cette œuvre en effet, loin d’être inférieure aux précédentes, marquait un développement inattendu dans le talent de Dickens, qui semblait inaugurer une seconde manière. Les héros comiques ou tragiques qu’il avait précédemment mis en scène avaient souvent encouru le reproche assez fondé d’offrir plus de