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égard pour les enfans, qui devaient nous tenir unis en apparence. »

La seconde partie de la lettre rendait compte de la séparation, que des amis avaient jugée nécessaire dans l’intérêt même des enfans, qui la comprenaient et l’acceptaient, elle démentait ensuite avec énergie les bruits fâcheux qui avaient couru à ce sujet; mais ces bruits, n’aurait-il pas été plus sage de les dédaigner, et l’étalage maladroit que Dickens faisait d’un ménage malheureux n’allait-il pas leur donner, aux yeux des malveillans, une apparence de fondement ? Au moment de paraître devant le public, Dickens, il est vrai, croyait ne devoir laisser aucune tache, aucun doute sur son caractère; c’est là son excuse. Il aurait mieux valu pourtant qu’il gardât le silence, comme M. Forster le lui conseillait avec raison. Quant à la situation que ce document révélait, elle était triste, irrémédiable, et n’aurait pu se dénouer que par un de ces accidens qui arrivent à point nommé dans les romans, mais dont la vie est plus avare. Quoi qu’il en soit, il est bien difficile de porter un jugement sur la conduite de Dickens, qui, juge et partie à la fois, a seul pris la parole, et que ses amis n’ont pas complètement excusé. On peut condamner le procédé: mais sur le fond de la question il faut s’abstenir, tout en déplorant qu’il se soit donné tort au moins dans la forme.

Ce fut dans ces circonstances que Dickens commença la première série des lectures célèbres qui de 1858 à 1870 passionnèrent l’Angleterre. On s’est demandé si l’innovation n’était pas fâcheuse et si le romancier n’avait pas plus à perdre qu’à gagner en livrant à la curiosité de la foule sa personne et son génie dans ce qu’ils avaient de plus intime; mais l’exemple que donnait Dickens ne pouvait pas entraîner beaucoup d’imitateurs, car il fallait, pour le suivre, des qualités qui ne sont pas communes. Tous ceux qui ont entendu l’auteur de David Copperfield sont unanimes à cet égard. Il y avait dans la façon dont il jouait ses romans je ne sais quoi qui tenait du prodige. Quand il lisait la grande scène judiciaire de Pickwick ou qu’il faisait parler mistress Gamp, ou qu’il disait la mort du petit Dombey, ce n’était plus à une simple lecture qu’on assistait, c’était à un drame ou à une véritable comédie, d’autant plus piquante que celui qui tenait les rôles, les ayant lui-même conçus, leur donnait tout leur sens et toute leur originalité. L’art avec lequel il savait changer de ton suivant les besoins du dialogue, et pour ainsi dire dans la même haleine, aidait encore à l’illusion. L’auteur disparaissait, et l’on se trouvait en présence de personnages vivans. On aurait dit un grand musicien, Chopin par exemple, interprétant lui-même son œuvre. Les premières lectures eurent lieu à Londres, et le succès fut tel que le romancier se laissa entraîner à consacrer la plus grande partie de son temps à cette nouvelle entreprise.