Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paraît cependant que la langue dont il se servit pour l’écrire fut ce grec rempli d’hébraïsmes qui avait déjà été la langue de l’Apocalypse de Jean.

L’ouvrage se divise en sept visions, affectant pour la plupart la forme d’un dialogue entre Esdras, supposé exilé à Babylone, et l’ange Uriel, qui fait ici pour la première fois son apparition dans le ciel judéo-chrétien ; mais il est facile de voir, derrière le personnage légendaire, le Juif ardent de l’époque flavienne, plein de rage encore à cause de la destruction du temple par Titus. Le souvenir de ces jours sombres de l’an 70 monte dans son âme comme la fumée de l’abîme et la remplit de saintes fureurs. Jamais Israélite plus pieux, plus pénétré des malheurs de Sion, ne versa ses plaintes devant Jéhovah. Un doute profond le déchire, le grand doute juif par excellence, le même qui dévorait le psalmiste, « quand il voyait la paix des pécheurs. » Israël est le peuple élu. Dieu lui a promis le bonheur, s’il observe la loi. Sans avoir rempli cette condition dans toute sa rigueur, ce qui serait au-dessus des forces humaines, Israël vaut beaucoup mieux que les autres peuples. En tout cas, il n’a jamais observé la loi avec plus de scrupule que dans ces derniers temps. Pourquoi donc Israël est-il le plus malheureux des peuples, et d’autant plus malheureux qu’il est plus juste ? L’auteur voit bien que les vieilles solutions matérialistes de ce problème ne sont pas tolérables. Aussi son âme est-elle troublée jusqu’à la mort.


« Seigneur, maître universel, s’écrie-t-il, de toutes les forêts de la terre et de tous les arbres qui s’y trouvent, tu t’étais choisi une vigne ; de tous les pays de l’univers, tu avais élu un canton ; de toutes les fleurs du monde, tu l’étais choisi un lis. Dans toute la masse des eaux, tu as préféré un petit torrent[1] ; entre toutes les villes bâties, tu t’es sanctifié Sion ; de tous les oiseaux, tu t’es dédié une colombe, et de toutes les bêtes créées, tu n’as voulu pour toi qu’une brebis. Ainsi, parmi tous les peuples répandus sur la surface de la terre, tu en as adopté un seul, et à ce peuple aimé tu as donné une loi que tous admirent. Et maintenant, Seigneur, comment se fait-il que tu aies livré l’unique aux profanations, que sur la racine d’élection tu aies greffé d’autres plants, que tu aies dispersé le chéri au milieu des nations ? Ceux qui te renient foulent aux pieds tes fidèles. Si tu en es venu à haïr ton peuple, à la bonne heure ! mais il fallait au moins alors le punir de tes propres mains et ne pas charger des infidèles de ce soin…

« Tu as dit que c’est pour nous que tu as créé le monde, que les autres nations nées d’Adam ne sont à tes yeux qu’un vil crachat… Et

  1. Celui de Cédron.