Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’auteur, quel qu’il soit, de l’Apocalypse chrétienne fixe cette durée à mille ans. Pseudo-Esdras se contente de quatre cents ans; les opinions les plus diverses couraient à cet égard dans le judaïsme. Pseudo-Baruch, sans fixer de limite, dit clairement que le règne messianique ne durera qu’autant que la terre périssable. Le jugement du monde, dans cette manière de voir, est distingué de l’avènement du règne messianique, et la présidence en est attribuée au Très-Haut seul, non au Messie. La conscience chrétienne hésita quelque temps sur ce point, ainsi que le prouve l’Apocalypse de Jean; puis la conception du Messie éternel, inaugurant un règne sans fin et jugeant le monde, l’emporta tout à fait, et devint le trait essentiel et distinctif du christianisme.

Une pareille théorie soulevait une question dont nous voyons saint Paul et ses fidèles fort préoccupés. Dans une telle conception, énorme est la différence entre le sort de ceux qui vivront au moment de l’apparition du Messie et de ceux qui mourront auparavant. Notre voyant arrive même à se poser une question bizarre, mais assez logique : « pourquoi Dieu n’a-t-il pas fait vivre tous les hommes en même temps?» Il sort d’embarras par l’hypothèse de dépôts provisoires[1] où sont tenues en réserve jusqu’au jugement les âmes des saints décédés. Au grand jour, les dépôts seront ouverts, en sorte que les contemporains de l’apparition du Messie n’auront qu’un avantage sur les autres, c’est d’avoir joui du règne de quatre cents ans. En comparaison avec l’éternité, c’est peu de chose : aussi l’auteur se croit autorisé à soutenir qu’il n’y aura point de privilège, les premiers et les derniers devant être absolument égaux au jour du jugement[2]. Naturellement les âmes des justes, ainsi tenues dans une sorte de prison, ressentent quelque impatience et disent souvent : « Jusqu’à quand cela durera-t-il ? Quand viendra l’heure de la moisson? » L’ange Jérémiel leur répond : « quand le nombre de vos semblables sera complété[3]. » Ces temps approchent. Comme les flancs de la femme, après neuf mois de grossesse, ne peuvent retenir le fruit qu’ils portent, ainsi les dépôts du scheol, trop pleins en quelque sorte, ont hâte de rendre les âmes qui y sont renfermées. La durée totale de l’univers se partage en douze parties; dix parties et demie de cette durée sont écoulées. Le monde court à sa fin avec une rapidité

  1. Ch. IV, 35 et suiv.; VII, 32. Le mot grec était probablement ταμιεῖα, « magasins ; » latin : pronuptuaria. Ce sont les limbes de la future théologie chrétienne. Comp. la « prison, » I Pétri, III. 19.
  2. Comparez saint Matthieu, XIX, 20.
  3. Rapport frappant avec Apoc, VI, 10-11. M.Volkmar a supposé que Jérémiel était un équivalent de Johanan. Il est plus probable qu’il est fait ici allusion à une apocalypse perdue, qui ressemblait à celle de Jean, et où le personnage, innommé dans l’Apocalypse, qui fait patienter les justes s’appelait Jérémiel. Les noms de Ramiel, d’Uriel, se retrouvent dans le livre d’Hénoch.