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commencement de l’automne, la navigation du Volga cesse presque totalement pendant six mois de l’année. La mer Caspienne, il est vrai, reste libre à partir de Petrovsk et de Bakou ; mais la route de Téhéran n’en est guère plus accessible. Achouradé, le seul port où les navires puissent trouver un abri le long de la côte persane, est situé sur un îlot voisin du continent, presqu’à la limite orientale de la Caspienne[1]. Enzeli, où touchent tous les huit jours en été, tous les mois en hiver, les paquebots de la compagnie Mercure et Karkaze, est inabordable même aux bâtimens de faible tonnage. Une barre très dangereuse en défend l’approche à plus d’un mille en mer. Au moindre coup de vent, le débarquement devient impossible. La seule ressource du voyageur est alors de continuer sa route jusqu’à Achouradé, avec la perspective, si l’état de la mer n’a pas changé au retour, d’être obligé de rebrousser chemin jusqu’à Bakou. Les mêmes péripéties pouvant se reproduire quelques semaines plus tard, cette traversée de trente-six heures peut finir par prendre les proportions d’un voyage au Japon.

Dieu merci, je n’ai point eu à passer par ce genre d’épreuves. Le paquebot russe sur lequel je m’embarquais quittait Bakou dans la nuit du 31 mars ; le lendemain à midi, nous touchions à Lenchoran, village frontière de la Russie caucasienne ; le 2 avril, à neuf heures du matin, nous mouillions en vue d’Enzeli. Dix minutes après, une vingtaine de barques indigènes se disputaient l’honneur lucratif de transporter mes bagages et ma personne.

L’installation des bateaux de la Caspienne se ressent un peu trop du manque de concurrence. Les couchettes n’ont ni draps ni matelas. Les Russes et les Persans, habitués à tout porter avec eux, comme Bias, ne s’inquiètent pas de ce détail. Il est permis de trouver aussi que l’insuffisance de la cuisine est incomplètement compensée par la conversation du capitaine. La rapidité de la traversée devait me faire aisément passer condamnation sur ces misères ; le hasard s’était chargé d’ailleurs de me ménager d’aimables compagnons de voyage. Deux passagers autrichiens, le général G..., officier au service du shah, et le comte T..., attaché à la légation d’Autriche en Perse, se rendaient comme moi à Téhéran. Des étrangers qui se rencontrent sur un paquebot de la Caspienne n’ont pas besoin d’être présentés l’un à l’autre pour entrer en conversation ; nous n’avions pas encore perdu la terre de vue que déjà la connaissance était complète.

  1. Les Russes y entretiennent une station navale. Aux termes du traité de Turkomantskaï, conclu en 1828 avec le tsar, la Perse n’a pas le droit d’avoir un seul bâtiment de guerre sur la Caspienne. Ce droit lui fût-il rendu, il est douteux qu’elle fût en mesure d’en profiter.