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IV.

Le voyageur qui met pour la première fois le pied dans une des grandes capitales de la Perse est soumis à une singulière épreuve. Élevé dans le respect et l’admiration d’un passé entrevu le plus souvent à travers les fictions de la poésie, accoutumé dès le collège à se représenter l’Orient comme une terre privilégiée, parée de toutes les magnificences, il s’attend plus ou moins, — qu’il s’en défende ou non, — à retrouver un coin des Mille et une Nuits. Il s’approche avec le recueillement d’un néophyte admis par faveur spéciale à franchir le vestibule du temple. Le voile se soulève : adieu les splendeurs rêvées, adieu colonnades fantastiques, coupoles étincelantes, minarets escaladant le ciel ! Des ruelles étroites et ravinées comme le lit d’un torrent, une boue gluante où les chevaux enfoncent parfois jusqu’au genou, des puits à fleur de terre alternant avec des tas d’immondices, des murs éventrés laissant voir par leurs plaies béantes une accumulation de décombres sans nom où des chiens galeux sommeillent, à demi enterrés dans l’ordure, tel est, à quelques variantes près, le spectacle qui l’attend dès son entrée. Vainement son enthousiasme aux abois cherche-t-il à se frayer une issue à travers les débris qui l’environnent. Saleté et misère, tout ce qui l’entoure semble se résumer dans ces deux mots[1]. Les demeures des grands, s’il s’en trouve par hasard sur sa route, sont aussi invisibles pour lui que si elles n’existaient pas. A peine aperçoit-il quelque chose qui ressemble à une maison. C’est qu’en Perse le mur de la vie privée cesse d’être une simple métaphore. De chaque côté de la rue, deux murailles de terre, hautes de 15 pieds et plus, dérobent à tout venant la vue des habitations. Les maisons, à un seul étage, invariablement surmontées d’un toit plat, disparaissent complètement derrière ces remparts de boue.

On se figure aisément l’impression de tristesse et d’ennui qui doit envahir un Européen cheminant pour la première fois dans ces ruelles solitaires. Ce qu’on aura peine à se représenter, à moins d’avoir assisté aux horreurs d’un bombardement, c’est la masse prodigieuse de ruines qu’il trouve amoncelées sur son passage. Si on évalue en moyenne à un cinquième de la superficie totale la place occupée dans une ville persane par les débris de toute nature,

  1. Ispahan est peut-être la seule ville de Perse où, au milieu de ruines sans nombre, on trouve les traces d’une véritable grandeur. Les palais du Tchéhar-Bâgh et surtout le Collège de la Mère du Roi témoignent d’une magnificence que nos plus belles capitales d’Europe n’ont pas dépassée. Pourquoi faut-il que l’incurie des gouvernans laisse périr peu à peu ces merveilles d’un autre âge?