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FLAMARANDE.

trant un breuvage de sa façon, composé avec des plantes de la montagne. Je le pris sans avoir conscience de rien, car durant quarante-huit heures je perdis la notion du lieu où j’étais et des personnes qui m’entouraient.

Quand je revins à moi, le jour paraissait à peine ; je regardai autour de moi avec étonnement, surpris de sortir du chaos de rêves où je me débattais, et de voir Ambroise à mon chevet. Je l’interrogeai ; il m’apprit que j’avais beaucoup battu la campagne, mais qu’il connaissait cette fièvre-là et m’avait servi de médecin. Je continuai à prendre ses médecines et m’en trouvai fort bien, car, au bout de quelques jours, j’étais délivré de tous les malaises que j’avais éprouvés auparavant.

— Mon brave Ambroise, lui dis-je un matin en déjeunant avec un appétit que je n’avais pas eu depuis six mois, je ne sais pas si je vous dois la vie ; mais à coup sûr je vous dois la santé. Et puis je sais à présent que vous m’avez soigné comme si j’eusse été votre frère. Vous avez passé des nuits debout et des jours sans me quitter un instant. Je voudrais vous témoigner ma reconnaissance ; dites-moi ce qui vous ferait plaisir.

— Je ne vous demande rien que de vous bien porter, monsieur Charles, répondit-il d’un air de franchise ; je ne suis pas malheureux et n’ai guère de fantaisies. Pourtant j’en ai une, qui est de demeurer dans cette ferme, ma vie durant. Vous savez que j’ai choisi cette famille Michelin pour la mienne. J’ai amassé quatre ou cinq sous, et, comme je n’ai pas de descendance, mon frère d’Orléans n’en n’ayant pas non plus, moi, j’aimerais à mourir ici et à laisser ce que j’ai à un des petits enfans, à votre filleule, ou votre commère, ou le petit Espéranee, si sa famille vient à l’abandonner. J’en ai touché deux mots à Michelin et à sa femme, et ils m’ont dit que, si vous approuviez, ils me garderaient ici volontiers. Alors c’est à vous de décider, car, si nous avons déjà parlé de cela en riant, à présent c’est chose sérieuse. J’ai senti mes premiers rhumatismes l’hiver dernier, et je ne veux pas finir dans un fossé. Je pourrai encore courir par le beau temps ; mais quand viendra la neige, je veux avoir mon gîte comme un vieux lièvre ; ça vous va-t-il ?

Je ne pouvais certes pas refuser, et je montrai même de la joie Je pouvoir être agréable à Yvoine ; mais cette apparente insistance à demeurer auprès d’Espérance me donna encore à penser. J’essayai en vain de lui arracher quelque aveu. Je dus reconnaître que, s’il s’était emparé de mon secret, il était plus habile que moi à le garder. Et n’en devait-il pas être ainsi ? N’avait-il pas le beau rôle, le rôle généreux, tandis que, contrairement à ma conscience et à mes instincts, j’avais le rôle du traître dans cette comédie ?