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science, et la science est le seul terrain commun sur lequel, sans abjurer leur patriotisme et leur originalité, puissent se rencontrer les différentes nations, sur lequel puissent s’oublier les vieilles et les récentes discordes. La raison et la science, c’est par là qu’il faut travailler à refaire cette unité de l’Europe que tant de causes tendent à rompre. C’est là l’idéal que la France a conçu dans toutes les grandes époques de son histoire ; c’est l’esprit qui l’animait à la fin du dernier siècle. Par la révolution, elle a tenté de réaliser sur la terre le règne de la justice et du droit ; elle a voulu créer des institutions qui, fondées sur la pure raison, pussent servir à tous les peuples civilisés. Elle a, depuis lors, beaucoup lutté, beaucoup souffert. Les autres ont profité de ses essais, de ses efforts, de ses expériences malheureuses, tandis qu’elle-même s’épuisait à poursuivre ce but qui semble toujours fuir devant elle. Si parfois, dans certaines heures de fièvre, dans un moment de délire ou de découragement, elle paraît perdre sa voie et défaire de ses propres mains ce qu’elle a fait la veille, il ne faut pas la juger avec trop de sévérité. N’est-il pas écrit dans l’Évangile qu’il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? Or la France a beaucoup aimé l’humanité et la justice. Nous réclamons donc pour elle, de tous ceux qui ont assisté à ses défaillances, indulgence et sympathie. »

Durant tout le cours de ces fêtes, à la soirée des curateurs, à la soirée que les étudians nous donnèrent la veille de notre départ, M. Renan, qu’une respectueuse et bienveillante curiosité contraignit plusieurs fois à prendre la parole, revint sur ces idées ; peut-être laissa-t-il tomber parfois des mots, des aveux qui étaient pénibles à entendre pour des oreilles françaises, quoique aucun de nous ne songeât à en contester la justesse ; mais, à tout prendre, ce mélange de fierté et de modestie, on pourrait presque dire d’humilité, cette sincérité courageuse, ont produit sur son auditoire un excellent effet. Si nous ne nous trompons, elles ont mieux réussi que ces perpétuelles glorifications de « la science allemande » (die deutsche Wissenchaft) que l’on entendait retentir dans tous les discours des orateurs de l’Allemagne. Ces mots revenaient sans cesse ; ceux même qui ne comprenaient pas bien la langue les saisissaient au vol comme un refrain.

Ce soir-là même, dans le cercle des étudians, un orateur allemand eut une parole malheureuse. Dans l’effusion de sa reconnaissance pour l’accueil qu’il recevait, il lui échappa de dire que ses compatriotes et lui se sentaient « comme chez eux, sur un sol allemand » (auf deutschem Boden). Il ne parlait pas devant des sourds ; un professeur hollandais releva cette expression avec beaucoup de tact et de mesure. Il attesta de nouveau la communauté d’origine