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lui faire gagner sa vie, et que je ne comprenais pas sa retraite d’hiver dans la montagne, lui qui commençait à craindre les rhumatismes et à vouloir se soigner. — Vous ne connaissez pas nos pays, me répondit-il : il n’y a que le vent qui soit un peu désagréable sur les hauteurs ; mais, quand vient la neige, nous ne souffrons plus du froid. Elle nous enferme dans nos baraques et nous garantit. Quelquefois elle couvre nos toits de plus d’un mètre d’épaisseur ; alors nous creusons des chemins couverts pour circuler d’un bâtiment à l’autre, et il y a des villages où on vit ainsi gaîment comme des cricris qui chantent dans une miche de pain. Ici, à Flamarande, on n’est jamais recouvert entièrement, parce que le rocher à pic permet de se déblayer tous les jours. On laisse pourtant les étables se couvrir, et on y couche même les enfans, parce que c’est plus sain et plus chaud.

— Ainsi, lui dis-je, Espérance va dormir cet hiver dans la neige ?

— Sous la neige, ce qui n’est pas la même chose que sur la neige ; et pourquoi ce petit-là craindrait-il le froid plus que les autres enfans ?

— Je ne sais pas, mais peut-être n’y est-il pas habitué. Vous dites qu’il est de race méridionale… S’il a été élevé dans les pays chauds…

Ambroise me regardait si attentivement que je crus m’être trahi, et me hâtai de parler d’autre chose.

Je m’en retournai à Paris par Clermont. Je m’attendais à des reproches, car je ne m’étais guère pressé en route ; mais M. le comte ne parut pas s’être aperçu de ma négligence, et il ne me fit aucune question sur l’emploi de mon temps. Il ne s’intéressa qu’à l’installation des restes de ses parens dans la chapelle restaurée, et paya la note des dépenses sans me demander pourquoi j’avais fait en même temps réparer le donjon. J’essayai encore de lui parler de Gaston. Il me fit signe de la main que ce sujet m’était désonnais interdit, et je n’y revins pas.

Mme la comtesse arriva dans les premiers jours de novembre. Elle aussi avait fait l’école buissonnière, car la vente de Sévines avait pris du temps, et M. le comte disait n’avoir pu ni la rejoindre en Italie ni la faire revenir à Paris. Il n’était plus jaloux d’elle, on eût dit qu’il ne l’avait jamais été. Il était de meilleure humeur qu’avant les événemens. Ses dettes étaient payées, sa santé raffermie, et il avait une femme soumise, un fils superbe ; c’était tout ce qu’il avait ambitionné.

Roger était plus gâté, plus diable, plus séduisant que jamais. Madame se portait très bien aussi, et je crois qu’elle avait embelli