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depuis plusieurs années elle travaillait pour faire travailler son fils, et son intelligence s’était extraordinairement développée. J’étais plus à même qu’autrefois d’en juger, j’avais travaillé aussi.

C’était en somme une personne étrange à force de sembler parfaite. Elle était aimée de tous ceux qui l’approchaient un instant, et ceux qui vivaient auprès d’elle en étaient à l’adoration. Il fallait bien subir le charme de cette bonté pleine de naturel et de cette suave douceur. Je ne m’en défendis plus lorsqu’à la longue je vis que mon attachement ne me créait aucun engagement contraire à mes résolutions, et peu à peu je me sentis renaître dans cetts vie nouvelle, qui était pour moi comme une réhabilitation après les choses humiliantes que j’avais cru devoir m’imposer. Mon antipathie pour la femme coupable s’effaça comme un mauvais rêve. Etait-il possible d’exiger d’elle une réparation plus soutenue, une soumission plus héroïque à la volonté de son mari, un dévoûment plus absolu au fils légitime, moins de trames ourdies contre son avenir, un sacrifice plus immense de son amour, passionné pourtant, pour l’autre enfant de son cœur ?

En tout temps, je la plaignais, mais il y en avait où j’étais forcé de l’admirer. J’avais besoin de me rappeler qu’elle avait pour consolation d’écrire à Salcède : Veille sur notre enfant ! Je ne pouvais non plus me défendre d’une profonde reconnaissance pour la nouvelle existence qu’elle me créait ainsi sans conditions, et comme pour le seul plaisir de remettre à sa place un malheureux être trop longtemps déclassé. Il est bien vrai qu’après les extrémités auxquelles mon zèle m’avait porté, je n’étais plus aussi sûr que je l’eusse été dix ans auparavant de mériter cette réhabilitation. Elle m’en croyait digne, elle ignorait mon long espionnage et ma terrible campagne au Refuge. J’usurpais donc ma place dans la haute estime qu’elle m’accordait.

Mais ignorait-elle absolument les excès de mon dévoûment pour Ko er ? Salcède n’avait-il pas découvert ma ruse ? ne me ménageait-on pas d’autant plus qu’on avait lieu de me redouter ? Ces réflexions troublaient souvent mon sommeil. Je me voyais englué dans des relations intimes qui rendraient bien pénible mon opposition aux projets de l’avenir ; mais ces projets existaient-ils ? Voulait-on amener M. de Flamarande à être forcé de reconnaître Gaston ? oserait-on jamais lever ce drapeau ? espérait-on le convaincre et le séduire en lui montrant Gaston devenu par les soins de Salcède un petit prodige d’intelligence et de savoir ? Non, on ne pouvait pas oser ceci ni cela. Attendrait-on la mort du comte ? On pouvait attendre longtemps. Il était encore jeune et avait pris le dessus sur l’affection chronique dont il avait été longtemps menacé.