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rien écrire, mais je vous charge de dire à ma femme qu’à l’article de la mort je lui pardonne tout. Il se peut qu’elle feigne de dédaigner mon pardon, car elle a la prétention d’être l’offensée. N’importe, c’est mon devoir, je l’accomplis.

— Mais monsieur le comte ne va pas jusqu’à reconnaître Gaston ?

— Non certes ! Dieu ne me commande pas le mensonge ! — Ce fut sa dernière parole. Il tomba dans un profond assoupissement et mourut dans la nuit. Je trouvai sous son oreiller un papier à mon adresse. Il me faisait un don en bankootes de cent mille francs et me chargeait de porter son corps embaumé à Flamarande, afin qu’il fût déposé à côté des restes de ses parens. Il déclarait n’avoir pas fait de testament, la loi protégeant suffisamment son héritage.

Je télégraphiai à Mme de Flamarande et à Roger mon départ pour la France et pour Flamarande aussitôt que les tristes soins que j’avais à prendre me permettraient de quitter Londres. Je confiai les intérêts de la succession aux magistrats compétens. La femme illégitime quitia l’hôtel sans montrer un grand chagrin, mais sans rien emporter ; elle était largement pourvue, comme on le sut plus tard.

J’arrivai à Calais le 1er août 1862. À cette époque, le service des chemins de fer me permettait de gagner rapidement Clermont, d’où je pourrais transporter facilement à Flamarande le cercueil de plomb que j’étais chargé d’escorter.

Je trouvai, au débarqué de la traversée, Mme de Flamarande, qui s’était fait un devoir de recevoir le corps de son époux. Elle faisait la chose sans ostentation et sans affectation de douleur simulée, mais religieusement et sérieusement. Le corps fut porté dans une église où il lui fut fait un service funèbre, après quoi je le fis transporter dans un wagon spécial pour le diriger sous ma conduite à Paris, où un autre service réunit ses parens et connaissances. De là je repris la ligne du centre avec mon triste fardeau, que Mme la comtesse voulut encore accompagner. Roger avait télégraphié qu’il se mettait immédiatement en route pour la France, et nous retrouverait à Flamarande pour procéder avec nous à la sépulture de son père.

Tout cela fut convenu rapidement et sans réflexions ni échange de pensées. Le style de télégramme a retranché toutes les formules banales, et c’est un bien ; mais il a retranché aussi la voix du sentiment et le cri de la nature.

George Sand.

(La cinquième partie au prochain no.)